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Point de vue
Publié le
Jeudi 28 Mai 2015
Dans ce paysage en transformation, la mobilité des actifs entre la France et l’Allemagne paraît en retrait, si on la considère à l’aune des relations entre les deux pays – chacun est le premier partenaire commercial de l’autre –, de la dimension de leur population active et de leur marché du travail. Les flux spontanés de mobilité (mobilités individuelles de demandeurs d’emploi, de transfrontaliers, etc.) restent limités, voire tendent à régresser sur les quinze dernières années : la mobilité transfrontalière de la France vers l’Allemagne a reculé de presque 20 % depuis la fin des années 1990.
France-Allemagne

Avec un taux de mobilité des travailleurs de 3,3 % de la force de travail de l’Union européenne, le niveau de mobilité reste modeste en Europe : un peu plus de sept millions de citoyens européens travaillaient et résidaient dans un pays de l’UE autre que le leur en 2013. S’y ajoutent toutefois les travailleurs transfrontaliers ou en détachement dans un autre État membre, respectivement environ 1,1 million et 1,3 million de travailleurs. Longtemps stable autour de 2 %, le taux de mobilité  a progressé dans la dernière période : son augmentation est alimentée par les différentiels de niveau de vie et de possibilités d’emploi consécutifs aux élargissements à l’Est et à la crise de la zone euro[1].

Un tableau mitigé des mobilités des actifs entre la France et l’Allemagne. Selon les catégories d’actifs mobiles – travailleurs, travailleurs détachés, travailleurs transfrontaliers – la France et l’Allemagne occupent certes une position significative l’une vis-à-vis de l’autre, mais dans un rapport asymétrique et sans être le pays de destination privilégié (Tableau n° 1).

 Mobilités des actifs entre la France et l’Allemagne

Mobilités des actifs entre la France et l’Allemagne , par France Stratégie

Par ailleurs, selon les données de Pôle Emploi, sur 150 000 demandeurs d’emploi français candidats à une mobilité européenne ou internationale, environ 15 000 se déclarent disponibles pour partir travailler en Allemagne, ce qui ne la place qu’en 5e position parmi les pays européens de destination, loin derrière le Royaume-Uni.

Le potentiel est pourtant là. La situation actuelle est propice au développement d’initiatives concrètes sur le sujet. Le besoin de main-d’œuvre (plutôt qualifiée) en Allemagne est connu. L’Allemagne est de plus en plus ouverte aux travailleurs européens : elle accueille 1,9 million de travailleurs ressortissants d’autres États membres, soit 4,7 % de l’emploi total en 2013. Avec plus de 400 000 offres d’emploi à pourvoir sur EURES (European Employment Services, le « service public de l’emploi » européen), elle est de très loin le premier offreur, devant le Royaume-Uni et ses 180 000 offres. Elle a initié un programme « MobiPro EU » de soutien aux jeunes Européens intéressés par une formation locale en alternance (programme qui a adapté et généralisé l’accord de coopération du 21 mai 2013, qui visait à permettre à 5 000 jeunes Espagnols d'accéder à une formation professionnelle en alternance ou à un poste de travail qualifié en Allemagne) , en plus d’autres initiatives pour le recrutement de travailleurs étrangers qualifiés (reconnaissance des diplômes étrangers, baisse du seuil de revenus des étrangers pour obtenir la carte bleue européenne, etc.).

La volonté politique est manifeste et des financements sont disponibles. Les initiatives communautaires, et bilatérales entre France et Allemagne, ne manquent pas dans le domaine de la mobilité. S’agissant de la mobilité intra-européenne en général, l’offre de placement est d’ores et déjà structurée dans le cadre du réseau EURES, qui assure l’accompagnement et la diffusion de l’information relative à la mobilité professionnelle dans l’Union (emplois vacants, dépôts de CV, tendances du marché du travail, conditions de vie et de travail, possibilités d’éducation et de formation, etc.) ainsi que le pilotage de programmes de soutien à la mobilité. Le réseau EURES est de plus en plus mobilisé, avec un nombre de demandeurs d’emploi enregistrés qui est passé de 175 000 en 2007 à 1 200 000 en 2013. Il est en voie d’être réformé et renforcé, dans le sens notamment d’un partage plus systématique des offres et des demandes d’emploi aux niveaux national et européen. Une proposition de règlement européen est en cours d’examen.[2] S’agissant des mobilités entre la France et l’Allemagne, de nombreuses initiatives ad hoc sont mises en œuvre par les services publics d’emploi nationaux, en particulier dans les régions transfrontalières : en témoigne par exemple l’installation d’une agence pour l’emploi franco-allemande à Kehl en 2013. S’agissant de l’apprentissage, des initiatives organisées et financées par les régions françaises bénéficient d’un soutien politique et institutionnel important. Elles restent en phase d’impulsion, avec une audience encore restreinte : en région Alsace, on dénombre 130 contrats d’apprentissage transfrontalier depuis 2010.

Toutefois, devenir « mobile » ne se décrète pas. L’injonction à la mobilité – notamment si elle est perçue comme subie – peut être contreproductive. En premier lieu, la mobilité ne saurait se limiter à une fonction d’appariement de la main-d’œuvre, justifiée par un fort différentiel de chômage de part et d’autre du Rhin. La mobilité recouvre d’autres réalités : motivations individuelles et sociales, au regard de l’acquisition de compétences favorisée par l’expérience de l’expatriation ; réalités économiques, dans un contexte de structuration de marchés transfrontaliers du travail où les besoins de main-d’œuvre et de compétences peuvent s’affranchir des frontières. En second lieu, les obstacles à la mobilité, particulièrement entre la France et l’Allemagne, ne doivent pas être sous-estimés.

Dans les faits, la mobilité de la main-d’œuvre entre la France et l’Allemagne, notamment celle des demandeurs d’emploi ou des jeunes en apprentissage, se heurte à de nombreux freins.

Ces freins sont d’abord liés aux individus :

  • compétences linguistiques sont souvent insuffisantes, alors que le niveau de langue attendu est en hausse, parallèlement au niveau technique des postes disponibles en Allemagne ;
  • plus généralement, les candidats n’ont pas toujours la capacité à trouver un emploi et à accéder à l’information ;
  • l’appétence pour l’expatriation fait parfois défaut ;
  • les employeurs et les jeunes se montrent réticents à s’engager dans des démarches perçues comme complexes, etc.

Les freins sont aussi structurels :

  • les pays ne présentent pas la même attractivité, au-delà des perspectives que peut offrir leur marché du travail ;
  • la structure du tissu des entreprises est très différente en France et en Allemagne, avec des prérequis en termes de compétences ou des modes de recrutement qui divergent fortement ;
  • la reconnaissance mutuelle des qualifications est limitée à la fois dans sa dimension formelle (reconnaissance des diplômes) et plus informelle (définitions différentes des métiers et des compétences) ;
  • globalement les coûts matériels et subjectifs de la mobilité apparaissent importants, et appellent des innovations plus franches en matière de dispositifs ;
  • la portabilité de la protection sociale est encore trop limitée ou complexe, notamment pour les droits à l’assurance chômage et retraite.

Ces constats sur les freins à la mobilité des actifs, à l’échelle européenne ou entre la France et l’Allemagne, dessinent en creux les leviers d’amélioration que peuvent mettre en œuvre les différents niveaux d’action publique (communautaire, bilatéral, national et transfrontalier). C’est à des enjeux d’européanisation des systèmes de placement, de reconnaissance des certifications, de portabilité des droits et à un besoin d’innovation dans les dispositifs d’aide à la mobilité du capital humain que font aujourd’hui face les institutions nationales chargées de l’accompagnement des actifs. Certains secteurs ont réussi la révolution de l’européanisation, à l’instar de l’enseignement supérieur, avec le processus de Bologne et le programme emblématique Erasmus. Les initiatives, dans le domaine de la mobilité des actifs, doivent passer à un niveau d’ambition supérieur pour incarner le principe de libre circulation des personnes au sein du Marché unique.

*Les opinions exprimées engagent leurs auteurs. Ce billet a toutefois bénéficié des apports du séminaire « Comment favoriser les mobilités des actifs entre la France et l’Allemagne ? » organisé par France Stratégie le 21 avril 2015 

[1] Pour une synthèse, Commission européenne (2014), Les travailleurs mobiles au sein de l’UE, MEMO, 25 septembre ; pour une revue détaillée, Commission européenne (2014), Supplement to the EU Employment and Social Situation Quarterly Review. Recent trends in the geographical mobility of workers in the EU, juin. 

[2] Cf. Proposition de règlement relatif à un réseau européen des services de l’emploi, à l’accès des travailleurs aux services de mobilité et à la poursuite de l’intégration des marchés du travail, 2014/002 (COD), actuellement au stade de la première lecture au Conseil.

Auteurs

Marine Boisson
Marine
Boisson-Cohen
Anciens auteurs de France Stratégie
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