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Point de vue
Publié le
Jeudi 21 Août 2014
Par Claire Bernard (France Stratégie), Tristan Cazenave (Université Paris-Dauphine) et Anne Épaulard (Université Paris-Dauphine et France Stratégie).
Repenser le redécoupage régional

Sont présentés ici les résultats préliminaires d’une analyse menée par France Stratégie sur le redécoupage des régions, dont les conclusions définitives seront disponibles au début de l’automne 2014.

Les premiers débats à l’Assemblée nationale se sont achevés le 24 juillet par le vote d’une carte comportant 13 régions, issues du regroupement des 22 régions actuelles1. Les étapes suivantes incluent de nouvelles discussions au Sénat puis à l’Assemblée nationale, pour une promulgation de la loi à l’automne. Des élections régionales doivent se tenir en décembre 2015.

Dans sa formulation actuelle, le projet de loi dispose que les départements qui le souhaitent pourront être rattachés à une autre région que celle prévue dans le texte, même après promulgation, s’ils en font la demande et si les deux régions concernées donnent leur accord à une majorité des trois cinquièmes entre 2016 et 2019. Lors de cette deuxième phase, qui peut s’étendre jusqu’en 2020, l’unité de base du découpage régional sera donc le département plutôt que la région actuelle.

En prenant pour point de départ le texte voté à l’Assemblée nationale le 24 juillet, nous construisons, pour la France métropolitaine, une carte de 13 régions identifiant les départements susceptibles de recourir à cette procédure et de changer de région d’affectation. Afin d’étudier tous les possibles, un algorithme a été mis au point spécifiquement pour cette recherche.

Cohérence des territoires et équilibre des poids régionaux

Notre démarche vise à rapprocher les départements qui ont des liens économiques forts de façon à assurer une cohérence économique des régions. Elle vise aussi à construire des régions dont les poids économiques et démographiques ne sont pas trop disparates, pour s’assurer que chaque région a suffisamment de moyens pour mener les politiques de développement économique et/ou pour faire face aux coûts fixes d’administration régionale. Il s’agit de concilier deux objectifs : celui de cohérence économique à l’intérieur de chaque région et celui d’équilibre économique entre régions. À ces deux objectifs, s’ajoute bien évidemment la contrainte de continuité territoriale de chaque région. La carte à laquelle on aboutit varie selon le poids relatif que l’on assigne aux deux objectifs et montre que ce choix dépend davantage d’arbitrages politiques que de raisons purement économiques.

La cohérence économique intra-régionale

La cohérence intra-régionale est mesurée à l’aide de trois indicateurs de façon à prendre en compte le temps de déplacement vers la capitale régionale, l’intensité des flux de travailleurs entre départements et la force des liens financiers entre départements. Dessiner des régions où cohabitent les salariés et les actionnaires des entreprises et à l’intérieur desquelles on se déplace rapidement assurerait une cohérence économique intra-régionale et faciliterait les décisions et la mise en œuvre des politiques de développement. Plus précisément, les indicateurs retenus sont les suivants : 

  • le temps moyen de trajet en voiture vers la capitale régionale qui assure que les individus d’une région ne sont pas trop éloignés de leur capitale régionale ;
  • l’intensité des déplacements domicile-travail entre les départements2 afin de privilégier le regroupement dans une même région de départements entre lesquels ces liens sont forts ;
  • l’intensité des liens financiers entre départements3, mesurée par le poids de l’actionnariat d’un département dans les entreprises d’un autre département. L’idée, là encore, est de faire en sorte que deux départements dont les liens financiers sont forts soient, si possible, regroupés dans la même région.

Les poids régionaux

Le poids de chaque département est mesuré par son PIB (Insee 2005, 2005 étant la dernière année pour laquelle on dispose des PIB départementaux) et par sa population (Insee 2011). Lorsque les poids des régions seront pris en compte pour dessiner la carte des régions, on cherchera à éviter les trop grandes disparités de PIB et de population, en accordant la même importance à ces deux variables.

Une galaxie de configurations possibles

Allouer 96 départements à 13 régions est extraordinairement compliqué vu le très grand nombre de configurations envisageables (plusieurs milliards), même en tenant compte de la contrainte de continuité territoriale.

Pour réduire le champ, partons de la carte issue des débats qui ont eu lieu en juillet à l’Assemblée nationale, en considérant que la capitale régionale sera la plus grande ville de chaque région, soit une liste de 13 capitales régionales (Paris, Marseille, Lyon, Toulouse, Nantes, Strasbourg, Bordeaux, Lille, Rennes, Dijon, Orléans, Rouen et Ajaccio) et considérons que la région Corse reste inchangée. L’objectif est alors d’affecter 94 départements à 12 régions dont nous connaissons les capitales régionales. Le problème comporte encore un très grand nombre de solutions et la recherche de la « meilleure » carte a été réalisée avec l’algorithme spécifique  à cette étude.

Premiers résultats 

La carte 1 présente les résultats préliminaires qui correspondent à des simulations où l’on s’intéresse seulement aux cohérences économiques intra-régionales. Les départements pour lesquels un changement de rattachement est envisageable (indiqués par un point) sont au nombre de 20.

La carte 1 indique que certains changements pourraient être tranchés facilement. Le département de la Manche n’a probablement pas vocation à être rattaché à la Bretagne mais bien à rester dans la région Normandie comme le prévoit le projet de loi. À l’inverse, pour le Gard, tous les indicateurs retenus poussent à un rattachement à la région dont la capitale serait Marseille (au lieu de Toulouse) : les déplacements domicile-travail y sont plus nombreux avec le Vaucluse qu’avec aucun autre département limitrophe (ils concernent près de 4 % des actifs du Gard ayant un emploi et près de 5 % des actifs du Vaucluse ayant un emploi) ; les liens d’actionnariat financier sont plus forts avec les Bouches-du-Rhône qu’avec aucun autre département (à l’exception des Hauts-de-Seine) ; enfin, dans le Gard, le temps de déplacement moyen vers Marseille (1 h 25) est inférieur au temps de déplacement vers Toulouse (2 h 45). Pour ce département, la question mérite d’être discutée.

Dans de nombreux cas, la suggestion de rattachement à une autre région repose davantage sur le critère du temps de déplacement vers la capitale régionale que de l’intensité des déplacements domicile-travail avec les départements limitrophes ou des liens d’actionnariat avec les autres départements, finalement assez faibles. Ainsi le rattachement de la Creuse à la région Centre réduirait le temps de transport moyen vers la capitale régionale (2 h 30 vers Orléans contre 3 h 15 vers Bordeaux). Pour les départements dans ce cas, le rattachement à une région ou à une autre dépend donc de l’importance que l’on accorde au temps de parcours vers la capitale régionale par rapport à l’intensité des liens économiques, ces derniers étant cependant peu profonds.

Carte 1 : Prise en compte des cohérences économiques intra-régionales

 

Prise en compte des cohérences économiques intra-régionales

Lecture : Les régions représentées sont celles issues du projet de loi voté à l’Assemblée nationale le 24 juillet. Les départements pour lesquels un changement de rattachement est envisageable sont indiqués par un point. La couleur du point est celle de la région de rattachement considérée. Source : calculs France Stratégie.

La carte est davantage bouleversée lorsque, dans un second temps, on prend également en compte l’équilibre des régions. Dans la configuration actuelle, les disparités économiques et démographiques entre les 22 régions françaises sont assez prononcées. Elles ne sont pas gommées avec la nouvelle carte établie par le projet de loi du 24 juillet. Des simulations cherchant à concilier les cohérences économiques intra-régionales avec l’équilibre des poids régionaux (avec une importance égale accordée à ces deux objectifs) conduisent cette fois à s’interroger sur 22 rattachements (Carte 2). Ce sont souvent les mêmes départements que ceux identifiés précédemment mais leur région d’affectation n’est pas toujours la même d’une carte à l’autre. Une différence importante tient au fait que certains départements de la région parisienne viendraient alors grossir les régions limitrophes, contribuant ainsi à réduire les inégalités régionales de PIB et de population. Cette solution n’a pas vraiment été envisagée lors des débats parlementaires, ce qui révèle que le poids relatif accordé par le législateur aux équilibres entre régions est plus faible que celui qui a été supposé dans le cadre de cette étude pour construire la carte 2.

Carte 2 : Prise en compte des cohérences économiques intra-régionales et des équilibres entre régions

 

Prise en compte des cohérences économiques intra-régionales et des équilibres entre régions

 

Lecture : Les régions représentées sont celles issues du projet de loi voté à l’Assemblée nationale le 24 juillet. Les départements pour lesquels un changement de rattachement est envisageable sont indiqués par un point. La couleur du point est celle de la région de rattachement considérée. Source : calculs France Stratégie.

La suite de ces travaux

Les résultats présentés ici sont préliminaires. D’autres simulations doivent être effectuées, notamment pour prendre en compte le fait que le poids accordé par le législateur aux différences inter-régionales est probablement plus faible que celui que nous avons retenu. Des tests de robustesse doivent aussi être menés : il faut par exemple s’assurer que le mode de construction des indicateurs retenus pour mesurer l’intensité des liens économiques (déplacements domicile-travail et liaisons financières entre entreprises) ne joue qu’un rôle mineur dans les résultats obtenus. Prenons un exemple : l’intensité des déplacements domicile-travail entre deux départements a été construite de façon à prendre des valeurs entre zéro (absence de déplacements entre deux départements) et 1 (pour le lien le plus fort, celui entre les Hauts-de-Seine et Paris). La somme des flux domicile-travail entre Paris et les Hauts-de-Seine (dans les deux sens) représente 31 % des actifs parisiens ayant un emploi et 46 % de la population active des Hauts-de-Seine ayant un emploi. Il convient de vérifier que la normalisation (entre 0 et 1) est sans conséquences majeures sur les résultats des simulations.

Enfin, la liste des capitales régionales pourrait être modifiée à la marge : qu’obtiendrait-on si Caen était nommée capitale de la Normandie à la place de Rouen, Montpellier préférée à Toulouse, Tours à Orléans ? Compte tenu de l’importance donnée au temps de trajet vers la capitale régionale, la carte en serait probablement largement modifiée. 

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[1] www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0390.asp.

[2] Indicateurs construits à partir de la base de données sur les mobilités domicile-travail de l’Insee, 2010.

[3] La base de données Diane contient des informations détaillées sur l’ensemble des entreprises françaises qui publient leurs comptes annuels auprès des greffes de tribunaux de commerce : www.bvdinfo.com/fr-fr/our-products/company-information/national/diane. Cette base renseigne notamment sur les départements de résidence des principaux actionnaires des entreprises françaises. À partir de ces données, un indicateur a été construit pour mesurer l’intensité des relations inter-départementales. Il varie entre 0 et 1 : 0 lorsqu’il n’y a pas de lien actionnarial entre deux départements et 1 pour les départements entre lesquels l’indice est le plus élevé : Paris et les Hauts de Seine. L’indice est donc d’autant plus élevé que les actionnaires d’un département contrôlent un pourcentage élevé des emplois présents dans l’autre département et réciproquement.