Back to
Actualités
Publié le
Jeudi 02 Janvier 2014
Quelle France dans 10 ans ?  Contribution de Daniel Cohen, économiste et professeur à l’École normale supérieure : "La soutenabilité sociale et environnementale de notre modèle de croissance".
Daniel Cohen

Le Commissariat général à la stratégie et à la prospective a lancé une discussion très utile sur la double soutenabilité sociale et écologique de notre modèle de croissance. Le risque de relier ces deux questions est toutefois de les opposer. Faut-il dire que la croissance est bonne pour payer les retraites, et mauvaise pour lutter contre le réchauffement climatique, et qu’inversement, en l’absence de croissance, les dépenses publiques doivent être réduites? Cette façon de penser les problèmes serait totalement trompeuse.

Il faut d’abord s’entendre sur les mots et les chiffres. Il est devenu fréquent de dire que les dépenses publiques dépassent 56% du PIB. C’est absurde. Les dépenses effectivement absorbées par l’Etat (au sens large, incluant collectivités locales et hôpitaux) sont beaucoup plus faibles. Les dépenses de fonctionnement (salaires essentiellement) représentent moins de 20% du PIB. En incluant les charges d’intérêts et les investissements, on monte à 25% environ, chiffre qui n’est pas très différent d’un pays à l’autre. Le reste ne mesure pas des dépenses, au sens économique du terme, mais des transferts d’une partie de la population à une autre, à un moment différé de leur existence (en bonne santé ou malade, au travail ou au chômage, en activité ou à la retraite). Parler de « dépenses» publiques laisse entendre que l’Etat les consomme, alors qu’il ne fait que les transférer. Dans les pays où les assurances sociales sont privées, les sommes concernées sont très proches.

Faut-il une croissance forte pour financer les « dépenses » publiques? Considérons la santé par exemple. Embaucher des médecins pour soigner les gens ne peut pas être une mauvaise chose, relativement à embaucher des garagistes pour réparer les voitures, pourvu évidemment que le rapport qualité-prix soit correctement fixé. Mais une différence cognitive surgit. On achète une voiture pour la consommer dès aujourd’hui. Pour la santé, à l’inverse, on cotise aujourd’hui pour être soigné demain. La crise joue ici son rôle: elle crée une demande plus vive pour les biens à gratification immédiate. Vivre aujourd’hui et mourir demain ! Le problème posé n’est pas économique au sens comptable du terme, il est politique. Une économie qui serait totalement privée de croissance, qui ne produirait plus rien du tout !, pourrait néanmoins embaucher des médecins pour soigner les malades, à charge pour la société de s’occuper plus tard des soignants devenus à leur tour malades. La croissance (en général) n’a rien à y faire.

D’un strict point de vue économique, les périodes de crise sont en fait propices aux investissements d’avenir. Les capacités de production inutilisées pourraient l’être. Dans le domaine environnemental,  remettre à des jours meilleurs les grands investissements, dans l’énergie ou le logement, ferait courir le risque d’un report indéfini de projets essentiels. Il faut certes assortir ces investissements de financements innovants, mais la rationalité économique pousse à investir en phase basse du cycle…

Considérons à présent l’autre dimension, celle des transferts sociaux. Le manque de croissance semble poser un problème plus direct. Les simulations du Conseil d’Orientation des Retraites montrent qu’il existe un rythme de croissance minimum pour que les retraites soient à l’équilibre. Mais c’est le résultat d’un système qui fonctionne à l’absurde. Au fil des réformes, on a décorrelé l’évolution des retraites de celle des salaires, avec pour résultat que le système est devenu très sensible au décrochage de la croissance. Il suffirait de revenir à un régime où les retraites sont indexées sur les salaires pour que cette sensibilité disparaisse, du moins à terme, lorsque la bosse démographique aura été absorbée. A l’inverse, dans le cas des allocations chômage, il serait fort utile de concevoir des modalités d’indemnisation contra-cyclique : des durées plus généreuses en période de crise, et plus réduites lorsque la conjoncture devient plus favorable.

La crise rend certes urgent de retrouver à court terme de la croissance pour relancer l’emploi. Mais au delà, elle ne doit pas détourner de l’autre objectif, qu’un horizon de dix ans nous permettrait d’atteindre, qui est de ne plus vivre suspendus aux aléas d’un paramètre, la croissance, qui en réalité nous échappe.

 

Téléchargez la contribution de Daniel Cohen (PDF) :