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Point de vue
Publié le
Mercredi 10 Août 2016
L’unité des libertés de circulation est une question essentielle du droit de l’Union européenne, dont l’un des objectifs existentiels est la mise en place d’un espace commun, en général, et d’un marché unique, en particulier.
À l’origine des libertés de circulation en Europe

Ces libertés « fondamentales » sont pensées à l’aune d’un projet, celui d’une unification économique de l’Europe - condition préalable d’une ambition/unification politique déjà présente à l’esprit des Pères fondateurs, mais rapidement neutralisée par l’échec de la Communauté européenne de la défense (CED[1]). Quoi qu’il en soit, la réalisation de ce projet politico-économique suppose la mise en œuvre des libertés de circulation. Or contrairement à une idée reçue, ces libertés ne sont pas pensées en bloc, de manière indifférenciée. Comme le souligne Stéphane de La Rosa, professeur de droit public et européen, les rédacteurs du traité de Rome (1957) instituant la Communauté économique européenne (CEE) n’avaient pas une idée claire et précise de l’articulation et des modes d’interdépendance entre les différentes libertés de circulation. La structure formelle et le contenu des dispositions de ce traité fondateur mettent en lumière d’une part, la primauté politico-économique dont jouit à l’origine la liberté de circulation des marchandises, et d’autre part, la conception économique qui prévaut alors en matière de liberté de circulation des personnes.

Primauté politico-économique de la liberté de circulation des marchandises

À la création de la Communauté économique européenne (CEE) par le traité de Rome, les libertés de circulation font l’objet de dispositions différentes et la liberté de circulation des marchandises est posée au centre du dispositif général destiné à créer un marché commun. L’article 9 du traité CEE stipule ainsi que l’union douanière et l’ensemble des échanges de marchandises constituent un « fondement » de la Communauté et donc du marché commun. Alors que les autres libertés sont regroupées sous un seul et même titre, la liberté de circulation des marchandises est traitée à part. Formée par « l’Union douanière » et « l’élimination des restrictions quantitatives », cette liberté apparaît ainsi conçue comme politiquement et économiquement prioritaire dans l’esprit des Pères fondateurs. Un choix qui s’explique par la dimension essentiellement manufacturière de l’économie européenne de l’époque. Cette priorité s’est traduite formellement par la définition d’un régime juridique plus strict et plus précis pour la liberté de circulation des marchandises (en lien avec l’union douanière).

Une conception économique de la liberté de circulation des personnes

La liberté de circulation des personnes consacrée originellement par le traité CEE (et sur laquelle avait insisté l’Italie durant les négociations) ne vise que les seuls travailleurs salariés. La personne n’est envisagée qu’en tant qu’agent économique intervenant sur le marché du travail. Il s’agit de faciliter la mobilité des travailleurs (et leurs familles) au sein du marché commun. La mobilité territoriale offerte aux ressortissants des pays de la CEE – et seulement à eux – est d’abord une mobilité professionnelle. La liberté de circuler ne désignait que la liberté d’exercer une activité dans un autre État que celui dont on était originaire. La libre circulation des personnes ne concerne ainsi que la population active, car il est impossible de réaliser un marché commun tant que subsistent des restrictions à la mobilité de la main-d’œuvre. La Communauté met donc en place une législation qui vise notamment à interdire toute discrimination à l'embauche entre les travailleurs des États membres.

La libre circulation des travailleurs non salariés (indépendants, professions libérales) est régie par la liberté d’établissement, envisagée comme une extension ou une dimension particulière de la liberté de circulation des travailleurs. Comme il en va des travailleurs salariés, les travailleurs autonomes souhaitant exercer leur activité professionnelle dans un autre État sont soumis aux mêmes procédures et réglementations que les ressortissants nationaux de l’État d’accueil. La liberté d’établissement est applicable aux personnes morales et donc aux entreprises, afin de permettre le développement de leurs activités économiques communautaires.

La liberté de circulation des personnes n’a été généralisée à l’ensemble des ressortissants de l’Union européenne qu’à la suite de l’adoption d’un paquet de directives du 28 juin 1990. L’élaboration d’une citoyenneté de l’Union par le traité de Maastricht (1992), puis l’entrée en vigueur de la convention de Schengen (1995) ont permis d’étendre cette liberté au-delà de la catégorie économique des « personnes-travailleurs ». Consacrée par l’article 20 du traité sur l’Union européenne, la liberté de circulation et de séjour est également garantie par l’article 45 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle représente aujourd’hui l’un des attributs de la citoyenneté européenne. Preuve qu’au-delà du discours de crise, l’Europe politique a malgré tout progressé depuis 1957…


Sources :

M. Allais (1958), « Fondements théoriques, perspectives et conditions d'un marché commun effectif », Revue d'économie politique.

M. Fallon (1996), « Vers un principe général de liberté de circulation : pour une approche unitaire du droit du marché intérieur », in Annales d’études européennes de l’Université catholique de Louvain.

S. de La Rosa (2013), « L’écriture des libertés de circulation dans les traités », in L’unité des libertés de circulation, Bruxelles, Bruylant.

P. Pescatore (1958), « La notion du marché commun dans les traités instituant l’Union économique belgo-luxembourgeoise, le Benelux et les Communautés européennes », in Mélanges Gohot.


[1] Si le projet européen s’est concentré à partir de 1957 sur une intégration économique, c’est parce que l’Assemblée nationale française a rejeté le 30 août 1954 le projet d’union politique qui était prévu à l’art. 38 du traité signé en mai 1952 instituant la Communauté européenne de la défense (CED).

Auteurs

Beligh Nabli
Béligh
Nabli
Anciens auteurs de France Stratégie
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