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Publié le
Jeudi 17 Décembre 2015
Les partenaires sociaux ont ouvert, le 7 décembre 2015, un cycle de négociation sur le CPA. Ils ont convenu d'aboutir à un accord de méthode dans les prochains mois. Cette démarche s'inscrit dans le cadre de la feuille de route adressée, le 9 novembre, par Myriam El Khomri, ministre du Travail, aux partenaires sociaux en vue de l'ouverture de cette négociation.
Compte personnel d'activité

Ces travaux s'appuient sur le rapport de France stratégie (« Le compte personnel d’activité, de l’utopie au concret », octobre 2015) qui a déjà fait l'objet d'un premier débat à l'occasion de la conférence sociale du 19 octobre. La présente chronique se veut une contribution à ce débat, notamment sous l'angle des contraintes juridiques spécifiques à un droit universel dont les fondations sont proposées à la négociation collective (voir également la chronique n° 100 - « Le compte personnel d'activité : impasse ou innovation ? »).

1. L’objet « CPA » esquissé par France stratégie.

Le rapport de France stratégie intitulée « le compte personnel d’activité, de l’utopie au concret », mis en débat dans le cadre de la conférence sociale du 19 octobre 2015, ouvre la voie à la faisabilité de ce nouveau concept. Il en explicite les enjeux, en précise les objectifs et les principes, met l’accent sur les conditions numériques du succès ainsi que sur l’importance de la fonction accompagnement des personnes (voir notamment le conseil en évolution professionnelle).

Le CPA repose sur quelques principes directeurs : universalité (tous statuts confondus de 16 ans jusqu’au décès) ; portabilité (gestion par une institution tierce) ; fongibilité entre le CPF le compte personnel de prévention de la pénibilité, le congé individuel de formation, le compte épargne temps, l’épargne salariale, et éventuellement l’allocation chômage, les RTT… ; le CPA serait libellé en points ; il pourra faire l’objet d’abondement au nom du principe de solidarité en vue de réduire les inégalités, sa mise en oeuvre serait facilitée par un dispositif d’accompagnement articulé sur le conseil en évolution professionnelle et facilitée grâce au recours à l’outil numérique.

Le rapport propose trois scénarios qui permettent d’explorer le champ des possibles :

Scénario 1. Il est orienté vers la formation et plus largement vers la capacité de l’individu à évoluer professionnellement ; l’objectif est de mobiliser les droits pour accéder à des formations favorisant l’insertion ainsi qu’à la VAE et de généraliser un accompagnement dans la levée des obstacles à l’emploi (aide à la création d’entreprise, la garde d’enfants, à la mobilité, etc.). Dans ce scénario étroitement articulé avec le CPF, les droits à la formation seraient complétés par d’autres droits acquis par l’individu dans son travail (compte pénibilité, compte épargne temps, l’épargne salariale), et qui peuvent être mobilisé pour développer leurs capacités professionnelles. Ce scénario devrait également permettre de concrétiser le droit à la formation initiale différée.

Scénario 2. Le CPA est un moyen de gérer plus librement et de façon plus flexible les différents temps tout au long de la vie. Tous les droits fongibles au titre du scénario 1, le sont également au titre du scénario 2. S’y ajoutent les droits à congé, les droits acquis en exerçant des activités d’intérêt général (service civique, engagement associatif…). Les personnes bénéficieraient de plus d’autonomie en vue d’une meilleure articulation des temps de vie, de la réalisation d’un travail de valeur pour elles-mêmes et d’une reconnaissance de leurs activités y compris non marchandes, qui pourraient être solvabilisées par le CPA.

Scénario 3. Le CPA vise comme, dans les deux scénarios précédents, à renforcer les compétences de ses titulaires, mais également à sécuriser les personnes par la continuité des droits sociaux de manière à éviter les ruptures et les pertes de droit lors de changement de situation. Le CPA jouerait le rôle de « compte ressource ». Il comprendrait en plus des droits mobilisables au titre du scénario 1 et du scénario 2, des droits sociaux tels que l’assurance-maladie, la retraite, les accidents et les maladies professionnelles etc.

2. Choc sémantique et choc des valeurs

L’univers juridique est constitué de concepts exprimés par des mots porteurs de valeurs. Le projet de CPA selon France stratégie s’inscrit dans le champ sémantique socio-économique. Il appartient désormais aux partenaires sociaux et au législateur d’opérer la transmutation du champ sémantique socio-économique dans le champ sémantique juridique qui seul pourra conférer au CPA existence concrète.

Quel est alors le champ sémantique juridique du « CPA », de quelles valeurs est-il porteur ?

La notion d’activité qui traduit l’objectif du CPA se caractérise par sa polysémie. Alors que les notions de travail et d’emploi sont connues du droit celle d’activité l’est moins. Elle peut être professionnelle ou bénévole, prendre la forme de travail salarié ou de travail indépendant etc. Par ailleurs, elle renvoie à l’idée d’initiative, d’engagement, de projet, plus que de stockage statique de garanties et de droits acquis. Et cette prise d’initiative engage la responsabilité de la personne. L’idée sous-jacente au CPA est que pour exercer cette responsabilité, il importe de pouvoir s’appuyer sur des ressources en temps et en argent qui seraient portées en crédit sur un compte que seul le titulaire à le pouvoir de débiter selon ses projets « d’activité ».

Ni l’accompagnement des mobilités subies ou choisies, ni la sécurisation des parcours professionnels, ne sont des valeurs mais des objectifs politiques et de gestion du marché du travail en vue d’une plus grande fluidité, mis en oeuvre par diverses procédures, dont le CPA viendrait enrichir la panoplie.

Quelles sont alors les valeurs auxquelles le CPA pourrait se référer ?

La solidarité ? « Le propre de la solidarité au sens qu’il a acquis en droit social, est d’instituer au sein d’une collectivité humaine un pot commun, dans lequel chacun doit verser selon ses capacités et peut puiser selon ses besoins. Cette mutualisation se substitue aux calculs d’utilité individuelle (qu’elle interdit) un calcul d’utilité collective (qu’elle organise). » Alain Supiot « L’esprit de Philadelphie, éditions du seuil de 2010 page 160 ». Le compte personnel d’activité échappe par essence même, au concept de solidarité sur lequel est fondé notre système de protection sociale. Le projet de « sécurité sociale professionnelle » développé par la CGT en référence à la notion historique de solidarité telle qu’elle s’est enracinée au plan juridique et institutionnel en France depuis 1945 n’exprime pas les valeurs qui sous-tendent le CPA, dans sa formulation actuelle.

La capacité des personnes ? Au sens de « capabilités », telle que cette notion a été définie par Amartya Sen, (voir notamment Amartya Sen, « L’idée de justice » Seuil Paris 2010 et Bénédicte Zimmermann « Ce que travailler veut dire. Une sociologie des capacités et des parcours professionnels. » Paris, Édition Economica 2014), la capacité se caractérise par quatre dimensions. Elle désigne un potentiel de développement qui implique la liberté de choisir et le pouvoir d’agir, et qui fait l’objet d’une responsabilité sociale.

« Dans une perspective de capabilités, l’employabilité ne se réduit pas à un simple principe d’adaptabilité du salarié aux besoins de l’entreprise ou du marché, elle inclue aussi un potentiel de développement entendu comme l’extension des libertés réelles dont jouit une personne pour exercer un métier ou un travail qui est de valeur pour elle. » (Zimmermann, ibid.). La capacité ne renvoie pas simplement à ce dont une personne est capable, ses aptitudes ou inaptitudes. Elle intègre certes ses compétences, mais également les opportunités, les moyens effectifs d’agir accessibles à cette personne pour actualiser et développer ses compétences, dans une situation donnée. L’accès à des ressources ou des actifs, de nature juridique par exemple, ne suffit donc pas dans une perspective de capacités, encore faut-il que ces ressources soient effectivement convertibles en réalisation de valeur pour la personne. Au-delà des ressources interviennent par conséquent ce que Sen appelle les facteurs de conversion qui peuvent être de nature personnelle, sociale ou plus largement liés à l’environnement (par exemple l’environnement organisationnel et managérial prodigué par l’entreprise). Au-delà de la question de la distribution des ressources, l’idée de justice associée aux « capabilités » pose ainsi le problème des réalisations effectives susceptibles de résulter de ces ressources. Cela qui revient à poser la question de l’effectivité des droits et de ce qui fait la capacité d’agir d’un individu. On peut alors considérer qu’un des rôles du CPA peut être de faciliter la conversion de ressources et de droits dispersés, en les réunissant sur un seul compte et en organisant leur fongibilité.

Le concept de « capacités » est sans doute celui qui exprime le mieux ce que pourrait être la finalité d’un compte personnel d’activité (CPA) au-delà de la recherche d’efficience des ressources engagées par les entreprises, les institutions gestionnaires de garanties sociales, et les collectivités publiques (tiers payant).

La finalité du CPA serait alors « de faire droit au projet de développement professionnel de toute personne, quel que soit son statut, à travers une grande diversité d’activités. La valorisation de la notion d’initiative personnelle suppose que la personne elle-même soit appelée à contribuer sur ses ressources propres en temps et en argent selon ses capacités et elle bénéficierait d’un droit opposable à une collectivité publique et à l’entreprise que ce soit par des prestations en espèces ou des prestations en nature notamment du conseil et accompagnement en vue de la réalisation de son projet. À vrai dire cette finalité ressemble beaucoup à celle du CPF à la différence près d’un périmètre élargi à la notion d’activité et de valorisation de la liberté initiative de la personne. (Sur les fondements juridiques du CPF, son ancrage dans la théorie des droits sociaux fondamentaux, on se reportera aux travaux de Nicole Maggi Germain qui apporteront un éclairage utile aux réflexions sur le fondement juridique du CPA et notamment « Fondements et enjeux des comptes de formation : les regards croisés de l’économie et du droit », article coécrit avec Jérôme Gautié et Coralie Peres. Droit social février 2015).

3. Avec quels « véhicules juridiques » le CPA pourra-t-il accéder à l’univers du droit positif ?

La loi serait le véhicule juridique naturel d’un droit à vocation universaliste, s’adressant à toute personne quel que soit son statut et qui vise l’activité sous toutes ses formes, bénévole, professionnelle, salariée et non-salariée.

Ce droit peut-il résulter « du droit des salariés à la négociation collective affirmé par l’article 2221-1 du code du travail ? « Le présent livre est relatif à la détermination des relations collectives entre employeurs et salariés. Il définit les règles suivant lesquelles s’exercent le droit des salariés à la négociation collective de l’ensemble de leurs conditions d’emploi, de formation professionnelle et de travail ainsi que de leurs garanties sociales ».

Que les partenaires sociaux contribuent largement au débat sociétal, sur le CPA, qui concerne très largement les salariés et demandeurs d’emploi, cela va de soi. Cependant le pouvoir normatif dont ils sont dépositaires ne peut s’exercer que dans le cadre du droit de la négociation collective.

Une position commune issue d’une concertation en application de l’article premier du code du travail est un véhicule possible pour s’approcher de l’univers juridique sans pouvoir pour autant y accéder. Car, si cette position commune peut avoir une valeur politique elle n’a aucune valeur juridique opposable à des tiers : employeurs, organismes gestionnaires de garanties sociales.

Dans un tel « véhicule d’approche », pourrait prendre place les représentants des différentes catégories de travailleurs non-salariés : professions libérales exploitants agricoles, commerçants artisans, qui donnerait du sens à la notion « d’activité indépendamment du statut ». Ce rapprochement, en vue de proposer un projet commun au législateur, trouve tout son sens dans le fait la sécurisation des parcours professionnels des travailleurs salariés et de beaucoup travailleurs non-salariés, renvoie aux mêmes mesures quels que soient les statuts. À titre d’exemple la gestion de ces parcours professionnels « indépendamment du statut des personnes » serait peut-être plus efficiente si les fonds d’assurance formation des travailleurs non-salariés se rapprochaient des OPCA dans leurs champs respectifs.

Un accord national interprofessionnel, en bonne et due forme, serait un véhicule juridique beaucoup plus problématique pour faire accéder le CPA à l’univers du droit. D’une part en raison de l’objet que constitue le CPA, d’autre part en raison du fait que les accords interprofessionnels sont loin de couvrir toutes les activités professionnelles, et l’agriculture, professions libérales, économie sociale sont couverts, et par ce leur champ d’application est rarement défini en conformité avec l’article L 2222–1du code du travail qui exige un champs défini par activité économique ce que la seule signature du Medef, de la CGPME et de l’UPA n’apporte pas. Cet accord interprofessionnel ne trouvera sa force juridique que par la transposition législative. Il n’y a pas de logique à recourir à un tel « véhicule » pour faire rentrer dans l’univers du juridique un droit universel dont peut se réclamer toute personne à partir de l’âge de 16 ans jusqu’à son décès, quel que soit son statut, ayant pour objet de sécuriser son parcours professionnel à travers diversité d’activités.

Le CPA est-il un objet possible pour la négociation de branche et d’entreprise ?

Ces deux niveaux de négociation ont pour périmètre « l’activité » qui s’exprime à travers le travail salarié. Leur contenu largement normatif génère des droits pour les salariés et des obligations pour l’employeur, et pour eux seuls (sous réserve d’extension ou d’élargissement), compris dans le champ d’application de ces accords. Ils ne peuvent prétendre d’aucune manière à l’universalité. Et, rappelons-le, il n’existe pas d’obligation de conclure une négociation. Les organisations patronales de branche et les employeurs trouveront-ils un intérêt à négocier à leur niveau sur le CPA ? Dans les deux premiers scénarios présentés par France stratégie qui reposent sur la fongibilité entre le compte épargne temps, l’épargne salariale etc. et le CPA, cette négociation est indispensable. Si intérêt il y a, il pourra sans doute se trouver dans la logique « Co investissement » qui sous-tend le CPA. Dans un tel scénario la loi devra préciser les conditions de fongibilité entre le compte épargne temps, différentes formes d’épargne salariale et le CPA, suite à quoi tous les accords collectifs de travail négociés au niveau de l’entreprise ou de la branche devront être renégociés. Ce qui est loin d’être gagné en vertu du principe de liberté de négociation. Par ailleurs à défaut d’universalité, les travailleurs salariés du secteur privé seraient couverts de manière très inégale si l’on en juge par les informations fournies par le bilan annuel de la négociation collective établi par le ministère du travail. La généralisation de la gestion de ces divers comptes, notamment par la caisse des dépôts et consignations, ce qui est déjà partiellement le cas, pourrait constituer un pas vers la portabilité des droits, à défaut d’universalité.

4. Le CPA est-il l’avenir du CPF ?

Le CPF reste encore à l’état embryonnaire comme le montrent les chiffres : 40 millions de bénéficiaires potentiels dont 24 millions de salariés et demandeurs d'emploi, 6 millions de visiteurs du portail CPF en 2015, 2 millions de comptes ouverts +/-100 000 dossiers financés.

Les trois scénarios du CPA proposés par France stratégie prennent appui sur le CPF en élargissant son objet et ses modalités de financement (fongibilité, compte épargne temps, épargne salariale…). En réalité France stratégie présente deux scénarios de compte, le troisième est davantage une plate-forme d’information sur les droits sociaux existants. Si ce scénario était retenu mieux vaudrait, pour la clarté du débat ne pas le nommer de compte personnel d’activité.

Le CPF est un projet sociétal qui s'inscrit dans le long terme (Jean Marie Luttringer, « Le CPF : genèse, droit positif, socio dynamique », Droit social, décembre 2014. Du même auteur, chronique n° 93) Son appropriation par les bénéficiaires potentiels n’est pas acquise à ce jour. Il ne constitue pas encore un usage social évaluable. Le rendez-vous de l’évaluation de sa pertinence et de son efficience se situe sans doute aux alentours de 2025. Ce qui n’empêche pas, au contraire d’engager dès 2016 une évaluation «in itinére » (articulation avec le CIF, avec le plan, pertinence des listes.… Qui permettrait les ajustements nécessaires à son développement ainsi qu’une éventuelle articulation avec le CPA.

Reste la question de savoir si l’on peut greffer un embryon sur un embryon, le CPA sur le CPF ? Si les progrès des sciences dures sont vertigineux, ceux des sciences sociales, qui renvoient à des mutations culturelles le sont un peu moins.

5. Conclusion

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément » (Boileau). Peut-être, en observateur avisé, jugerait-il aujourd’hui, qu'en dépit des efforts méritoires de France stratégie pour transformer « l’intuition utopique » que constitue le CPA, en objet juridique identifiable, « nous sommes encore loin du compte… ».

L’encouragement à la persévérance, à défaut de précision du langage, nous est fort opportunément prodigué par Victor Hugo qui nous rappelle que « les utopies d’aujourd’hui sont les réalités de demain ».

Auteurs

J.-M. Luttringer
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