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Publié le
Dimanche 05 Décembre 2021
La performance des politiques publiques territoriales se mesure en temps de crise. Nord-Pas-De-Calais, Loir et Cher, entre catastrophe naturelle et déclin industriel, deux territoires livrent une histoire qui relie espace, soutenabilités et action publique.
Date de publication: 
Mardi 19 Octobre 2021
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« Les crises ne provoquent rien, elles révèlent »… en l’espèce les vulnérabilités de nos espaces habitables. Nous imaginons notre littoral face à la montée des eaux provoquée par le réchauffement climatique mais le risque se conjugue aussi au présent. Il se trouve en France, et de longue date, des territoires à risques de crue, des cœurs de villes qui se vident quand les populations vieillissent, et des bassins de vie sinistrés par des fermetures d’usines. Autant d’espaces en quête de résilience qui, pour certains, réussissent à faire de leurs vulnérabilités un moyen d’y parvenir.  

Après « le temps » et « les ressources », le Séminaire Soutenabilités poursuit son « retour aux fondamentaux » avec une plongée dans l’espace…

Espace, crise et résilience : de quoi parle-t-on ?

Une crise n’est pas seulement datée, « elle est située dans l’espace », rappelle Magali Reghezza-Zitt, géographe à l’ENS et membre du Haut Conseil pour le climat. Or l’espace, la surface terrestre que nous occupons, n’est jamais neutre. Au-delà de ses caractéristiques matérielles : sa réalité physique, sa fonction et son organisation structurelle, « tout espace est approprié politiquement ; c’est un lieu de pouvoir », explique la géographe. Sur cet espace, nous projetons une identité que le récit permet d’ancrer.

Un récit qu’il faut souvent reprendre, compléter, réviser, car l’histoire d’un territoire n’est pas linéaire mais sans cesse heurtée, bouleversée. Pour Serge Bossini président du Conseil scientifique et technique du Cerema (Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement), trois types de bouleversements peuvent menacer l’habitabilité d’un espace. Il y a les bouleversements biophysiques (épuisement d’une ressources, montée des eaux…), humains (désertification, pertes d’emplois…) et règlementaires (normes énergétiques pour l’habitat, prévention des risques industriels…). Pour rester habitables, les territoires touchés doivent « (re)trouver une configuration stable entre aménités physiques, organisation sociale locale et prévention des risques », résume Serge Bossini.

Et c’est justement dans la manière dont un espace parvient à conserver son identité et sa substance à travers les crises que se joue la soutenabilité. On parle à cet égard de territoires résilients. Pour Magali Reghezza-Zitt, la résilience peut être considérée comme « l’équilibre entre la continuité symbolique d’un espace et son adaptation aux crises » ; c’est pouvoir « se transformer dans la continuité ». Ou dit autrement par Serge Bossini : « un espace n’est habitable qu’en tant que système dynamique ».

La crise peut même offrir une opportunité. Comme la maladie pour l’humain, la crise fait partie de la vie d’un territoire. Or ces crises augmentent en fréquence comme en intensité. Chercher l’immunité, le risque zéro, n’est donc pas la bonne option, souligne Magali Reghezza-Zitt. Pour la géographe, « la crise est une donnée qui organise la transformation d’un territoire ». Il s’agit donc de faire avec et non contre.

« Passer du noir au vert » : le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais

Au plus fort de son histoire industrielle, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais comptait 220 000 mineurs arrachant à la terre 1,8 tonnes de charbon par poste-jour pour reconstruire la France d’après-guerre. Le site est désormais classé au patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco. Preuve s’il en fallait qu’une page se tourne.

Et la suite du récit reste à écrire. Le lent déclin des charbonnages de France laisse la région atone. Le taux de chômage y est aujourd'hui supérieur de presque 2 points à la moyenne nationale ; 30 % des jeunes ne détiennent aucun diplôme, et le revenu médian de ses 1,2 millions d’habitants s’avère l’un des plus bas de France.

« L’histoire du bassin minier, c’est celle d’un territoire qui s’installe dans une situation d’urgence », résume Jean-Louis Subileau, directeur de la société Une Fabrique de la Ville et auteur en 2016 d’un rapport préfigurant le plan de réhabilitation du territoire.

Première urgence : la restructuration urbaine des 128 cités minières et de leurs 70 000 passoirs thermiques. « La moitié des logements des cités minières priorisées dans le cadre des projets intégrés de renouvellement urbain ont des étiquettes énergétiques allant de E à G », confirme Laïla Jrondi, directrice Renouvellement urbain à la Communauté d'agglomération Lens-Liévin.

Et la réhabilitation ne s’arrête pas là. Si Laïla Jrondi parle de projets intégrés, c’est parce que la rénovation énergétique n’est qu’une partie de « la remise en attractivité » des cités minières. Un plan qui se pense aussi en termes de « respect du patrimoine, d’architecture intérieure des logements, de requalification du paysage, d’équipement culturel et de proximité… », explique Thérèse Placek, directrice de projet de la Mission engagement pour le renouveau du bassin minier. Les avis convergent : (re)bâtir ne constitue qu’un prérequis. C’est pourquoi Laïla Jrondi comme Thérèse Placek insistent sur la nécessité d’inclure dans les projets de réhabilitation les questions de mobilité, d’insertion des personnes précaires ou encore de « cœur de ville » et que Jean-Louis Subileau préconise « d’améliorer la communication entre bailleurs, élus et acteurs locaux ».

Problèmes, au pluriel : le bassin minier s’étale sur 250 communes, auxquelles s’ajoute une Communauté de communes, et le plan de réhabilitation est national. La gouvernance se révèle « un vrai casse-tête ». Ensuite : les moyens manquent. Pour se donner une idée des besoins, la seule rénovation énergétique des logements exige 500 millions d’euros. Le rapport Subileau chiffrait le plan de réhabilitation à trois milliards sur dix ans en 2016. Or, « à l’heure actuelle, les termes du partenariat financier ne sont toujours pas arrêtés » déplore Laïla Jrondi. Tout se passe comme si « l’urgence de la réhabilitation du bassin minier avait disparu de l’agenda politique » conclut Jean-Louis Subileau.

De « l’abri étanche à l’abri ouvert » : Romorantin face aux crues

On le sait, « mieux vaut prévenir que guérir ». Patrick Soulé, directeur adjoint de la Direction générale de la prévention des risques, est par fonction mieux placé que quiconque pour le soutenir. Pour l’expert « il y a un continuum prévention – gestion de la crise – résilience », et il va de soi qu’anticiper un risque, « se préparer » à la catastrophe, même, « améliore la résilience ».

Et s’il est une histoire d’espace qui l’illustre parfaitement, c’est bien celle de Romorantin… qui plus est quand elle est racontée par « son architecte » : Éric Daniel-Lacombe.

Tout commence avec la fermeture de l’usine Matra Automobile en 2004, la plus grosse entreprise de la région. Romorantin perd 2 400 emplois. Aucun investisseur industriel de la même envergure n’est en vue. L’activité économique ralentit ; les commerces du centre-ville ferment ; le foncier est en chute libre.

Après avoir lancé un concours remporté par Éric Daniel-Lacombe, le maire de Romorantin commande à l’architecte une nouvelle cité à bâtir sur l’ancien site Matra. Objectif : relancer l’activité par l’immobilier. Un pari pas si fou pour une ville située à deux heures de Paris en pleine forêt de Sologne réputée pour son « tourisme vert ». Hiatus : la ville est également située en zone inondable. Et ça, Éric Daniel-Lacombe ne l’apprend qu’en 2009 quand la sous-préfète l’informe de la mise en route d’un plan prévention inondation.

Une solution émerge alors pour concilier prévention du risque et projet immobilier : intégrer la rivière à l’architecture. Ni « abri étanche » cerné de digues ni emprise zéro pour parer tout risque, mais « un abri ouvert » sur la rivière, donc sur le risque (rendu visible) d’une crue. C’est un double compromis qui fait de cette piste la solution : compromis avec la règle d’État pour conserver une emprise constructible en zone inondable et compromis avec « l’imaginaire local ».

De fait, six ans avant la crue millénaire de la Saône (la préfecture avait vu juste !), deux habitants sur trois ne croient pas à la possibilité d’une inondation. C’est par le dialogue et la mobilisation de l’intelligence collective qu’Éric Daniel-Lacombe a pu convaincre. « Les architectes aiment présenter leur plus beau dessin », explique-t-il, « moi, je présentais un croquis et j’invitais toutes les personnes potentiellement en désaccord avec le projet » pour en discuter. La méthode s’est révélée incroyablement productive.

Après la crue en 2016, Libération a titré « Un quartier touché mais pas coulé ». Pas coulé parce qu’« acculturé au risque » grâce à son ouverture sur la rivière. Pas coulé parce que « pensé pour durer jusqu’en 2 100 » conclut très sérieusement Patrick Soulé, convaincu que, quelle que soit la nature de la crise, « il ne faut jamais revenir à ce qu’on connaît ».

Politiques publiques de l’espace : « Il faut cesser de fétichiser le territoire »

« Il y a des logiques implicites derrière le modèle économique de l’aménagement du territoire », enchérit Serge Bossini. « La conquête [sur la nature], l’imperméabilisation, le clos, le couvert », en un mot « le viable » priment souvent sur « le rendre habitable ». Un prisme que la loi climat résilience pourrait casser avec son objectif zéro artificialisation nette. En attendant, il est urgent de penser les bâtiments, et plus encore les infrastructures, « comme des objets sociotechniques avec tous les acteurs amenés à assurer leur fonctionnement, leur maintenance et leur pérennité », insiste-t-il.

Problème : ces acteurs de l’aménagement relèvent d’échelons administratifs différents. Et les retours d’expérience pointent tous un défaut de coopération entre acteurs et territoires et une coordination État/collectivités systématiquement défaillante. Trouver « l’équilibre entre encadrement juridique à l’échelon national et gestion de la crise sur le territoire » est une affaire compliquée, confirme François Philizot, préfet et président du Conseil d’orientation de l’observatoire des territoires.

S’ajoute à ce problème de gouvernance « une obsession du modèle générique du développement territorial », déplore Olivier Bouba-Olga, chef de service études et prospective au sein de la direction de l’intelligence territoriale et de la prospective de la région Nouvelle-Aquitaine. « Districts », pôles de compétitivité, « espace multipolaire », métropoles… un modèle chasse l’autre sans jamais se montrer transposable. Tous les territoires ont des vulnérabilités, mais chacun a ses problématiques propres. Mieux vaut donc préférer au modèle générique « une logique du sur-mesure », préconise Olivier Bouba-Olga, et ce, en identifiant « les territoires à enjeux sur chacune des problématiques territoriales existantes », une fois celles-ci « proprement documentées ». Action cœur de ville constitue en l’espèce un bon exemple. Plutôt que d’inviter les territoires à s’inscrire dans un projet prédéfini, le plan d’action repère les territoires les plus touchés par une dévitalisation de leur centre-ville pour agir ensuite de manière adaptée.

À la succession de modèles répond celle des réformes, complète Magali Reghezza-Zitt. Les élus locaux n’ont pas le temps d’adapter un dispositif à leur territoire qu’un autre le remplace ou s’y ajoute sans évaluation du précédent. Or cet empilement n’est pas sans lien avec « la quête permanente de l’optimum territorial », note la géographe. Il n’existe pourtant pas de « maille magique » ou optimale en soi. Qu’un dispositif soit élaboré à l’échelon du bassin de vie ou du bassin d’emploi ne fera souvent pas de différence. Ce qui sera décisif en revanche, avertit Magali Reghezza-Zitt, c’est son inscription dans un projet politique incarné et porteur de valeurs.

Politiques publiques de l’espace et dispositifs de développement du territoire existent en nombre suffisant, voire profus. Il faut désormais rendre performant ce qui existe déjà. Et les crises constituent précisément « ce moment de vérité », qui permet de mesurer la performance des dispositifs mis en place sur un territoire.