Le numérique serait-il la réponse ? Le remède à la crise que traverse le système représentatif à la base de nos démocraties ? C’est en tout cas la promesse ou, pour le moins, l’ambition affichée par les civic tech : cet ensemble hétérogène d’initiatives numériques visant la participation citoyenne. La montée des populismes, l’abstentionnisme et le discours « anti-système » sont de fait des symptômes qui témoignent d’une demande (insatisfaite) de représentation et de renouvellement des pratiques politiques – autrement dit d’une aspiration, autant (si ce n’est plus) que d’une « fatigue » démocratique. En ce sens, les civic tech peuvent être considérées comme une réponse. Elles offrent du moins une voie. Une voix surtout ! Du pétitionnement en ligne aux plateformes de consultation citoyenne, d’interpellation des élus, voire de co-construction de la décision politique, l’outil numérique sert des initiatives qui ont en commun la possibilité donnée au citoyen lambda de peser sur l’agenda politique. Mais de quel lambda parle-t-on ? Et de combien pèse-t-il davantage ?
E-démocratie : l’écosystème de la Civic Tech
On en parle beaucoup sans toujours en avoir une définition cohérente, les civic tech – certains disent « la » Civic Tech en tant qu’écosystème – regroupent l’ensemble des initiatives publiques, privées ou associatives cherchant à renforcer l’engagement citoyen, la participation démocratique et la transparence des gouvernements via les outils du numérique.
Stéphanie Wojcik, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Est Créteil, en propose une typologie selon la nature de l’initiateur : institution, société civile, militants ou marché. En l’espèce, la différence d’intention emporte celle de l’initiative. Les institutions ont plutôt pour objectif de « favoriser un moment du processus démocratique » : le plus souvent l’information – avec les portails open data – et la consultation – avec, par ordre croissant de sophistication, la boîte à idées, les systèmes de notation permettant de faire émerger des préférences collectives et les panels citoyens –, mais aussi de favoriser le débat, voire la codécision – on pense ici respectivement au système de pétitionnement électronique des assemblées parlementaires galloise ou allemande et, pour la codécision, aux budgets participatifs (de la Ville de Paris par exemple).
Quand l’initiative est individuelle, il s’agit là le plus souvent d’interpeller les élus. Les sites internet de mySociety.org créés par l'entrepreneur social britannique Tom Steinberg en sont un bon exemple. Sur Fix my street, les habitants peuvent typiquement signaler des problèmes locaux à l’autorité responsable via une carte interactive. Autre objectif : la transparence. Mon-depute.fr offre par exemple un moyen de contrôler la présence et l’orientation des votes des élus et openspending.org de monitorer les dépenses publiques. Enfin il s’agit surtout de (tenter de) peser sur l’agenda politique. C’est typiquement le cas avec les pétitions en ligne – le 1,3 million de signatures recueillies par Change.org contre la loi travail témoigne de son succès.
Clément Mabi, vice-président de Démocratie ouverte, chercheur à l’université de technologie de Compiègne et spécialiste des civic tech, propose, lui, une typologie par « logiques ». Logique d’accompagnement du processus décisionnel d’abord avec des outils comme Parlement & Citoyens, une plateforme qui permet de contribuer directement à la rédaction des propositions de loi des parlementaires. Logique de contre-pouvoir ensuite avec des plateformes militantes comme celle du collectif Regards Citoyens qui propose de rendre accessible l’information publique sur le fonctionnement des institutions. Logique de hacking enfin, avec #MaVoix par exemple qui a pour objectif de faire élire à l’Assemblée nationale des citoyens tirés au sort (et formés) qui, une fois députés, conformeront leur vote aux décisions majoritaires recueillies sur la plateforme.
Revitalisation ou uberisation de la démocratie ?
Quelle que soit la définition retenue, une chose est sûre, l’engouement pour les civic tech ne préjuge pas de leur potentialité démocratique. On ne saurait « confier au numérique à lui seul le soin de changer la démocratie », nous dit Clément Mabi. Comme la télévision avant lui (ou le minitel !), le numérique suscite un discours disruptif, « une promesse de changement radical »… mais n’est à la base qu’un outil.
Quelles sont ces promesses ? D’abord celle d’ouvrir l’espace public à des voix peu audibles, avec l’idée que les outils numériques offriraient une forme de médiation exclusive permettant de renforcer la connaissance des publics éloignés de la chose politique et de bâtir des communautés qui favorisent l’engagement. Les femmes sont par exemple plus représentées dans les débats en ligne qu’en présentiel. Hiatus : les études existantes (quoique peu nombreuses) tendent plutôt à montrer que ces outils sont investis par des publics déjà politisés ou investis dans la vie civique et non par « les 3 à 8 millions d’exclus de la démocratie ». C’est en tout cas ce qui a été observé pour l’usage du pétitionnement au Bundestag et celui des sites de mySociety, souligne Stéphanie Wojcik. Des constats empiriques qui confortent la thèse selon laquelle le numérique ne modifierait pas (vraiment) les inégalités de participation à la vie politique. Si revitalisation de la démocratie il y a, ce serait donc plutôt par « un élargissement de l’imaginaire politique » que par une réduction de la fracture civique, conclut Clément Mabi.
Deuxième promesse, celle de l’empowerment. Le numérique permettrait aux citoyens d’être partie prenante du processus décisionnel. Là encore, la réalité est plus ambiguë. Exemple avec l’expérience parisienne de budget participatif. S’il s’agit bien de donner un pouvoir de décision aux habitants, le périmètre de leurs arbitrages reste limité, d’une part à 5 % du budget d’investissement de la ville et d’autre part à des projets qui n’entrainent pas de frais de fonctionnement (autrement dit la végétalisation d’un mur oui, mais une crèche, non !). Plus généralement, les études montrent que les citoyens participent. Plus de 21 000 contributeurs ont voté près de 150 000 fois et déposé plus de 8 500 propositions sur le site de consultation en ligne pour l’élaboration de la loi pour une République numérique en France en 2015. Mais on ne sait pas (toujours) en revanche ce qu’il reste in fine de ces contributions dans la loi. L’expérience islandaise est emblématique sur ce point. En 2012, le pays fait appel aux internautes pour élaborer rien de moins que sa loi constitutionnelle ! Expérience qui connaît un succès immédiat et devient un précédent historique. Un an après, le Parlement rejette la constitution co-élaborée par les citoyens et adoptée à une écrasante majorité par voie référendaire.
Un risque d’instrumentalisation
De là à parler d’ « open-washing », il n’y a qu’un pas… que les débatteurs ne franchissent pas pour autant, même s’il y a consensus pour dire, à la suite de Clément Mabi, que « la démocratie [n’étant] pas un marché comme les autres », ses dysfonctionnements présumés ne se régleront pas « en trois clics » ! Autrement dit, il s’agit de ne pas céder aux sirènes d’un discours marketing appliqué à la démocratie qui ne viserait finalement qu’à affaiblir les corps intermédiaires. Typiquement, le comparateur de programmes politiques Voxe.org – qui a remporté le Google impact challenge en 2012 – ne saurait remplacer le débat contradictoire… et pourrait même être contre-productif en « créant des correspondances artificielles qui délitent le conflit » ou en essentialisant des différences qui ne sont précisément pas politiques. Bref, on ne réduira pas la fracture civique par une « uberisation de la démocratie ». Renforcer la participation nécessite de renouveler les rapports de pouvoir et les structures de débat. Et l’outil numérique n’est dans cette perspective qu’un moyen potentiellement utile, à condition de mettre le « tech » au service du « civic » et non l’inverse.
Comment faire ? En veillant, nous disent les débatteurs, à ce que les civic techs ne soient pas instrumentalisées dans une optique antidémocratique. Que ce soit par les GAFA ou des puissances étrangères – on parle donc ici de cybersécurité et de la nécessité d’une régulation – ou que ce soit par les institutions elles-mêmes qui pourraient être tentées d’utiliser les outils en ligne comme une vitrine pour valoriser la participation du citoyen mais ne lui consentir dans le même temps de pouvoir qu’à la marge, voire fictif. La charte du partenariat pour un gouvernement ouvert se fonde sur trois piliers : la transparence, la participation et la collaboration. Cette dernière exigence n’est pas respectée quand la place du citoyen est limitée de manière univoque par les institutions à une participation sans effet ou sans droit de suite.
Un gouvernement ouvert appelle une société civile associée « à égalité ». Les civic tech peuvent contribuer à cette refondation démocratique si elles ne restent pas au stade de la boîte à idées numérique.