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Les politiques publiques face à la barrière des temps | Réflexions à partir du cas français

Contribution de Jean Pisani-Ferry aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, juillet 2013.

Publié le : 05/07/2013

Mis à jour le : 26/02/2025

Les politiques publiques sont partout confrontées à la question du temps. Qu’il s’agisse de redressement des finances publiques, de réformes de croissance, de retraites, ou encore préservation du climat, à chaque fois les décisions sont urgentes mais leurs résultats ne seront visibles qu’au bout de 5, 10 ou 20 ans, si ce n’est plus. Cela pose un problème économique et un problème politique. L’un et l’autre sont redoutables. 

Le problème économique naît de l’incertitude. La réussite d’une action dont l’effet est éloigné dans le temps est par nature plus affectée par des alea de toutes natures que celle d’une action à effet immédiat. Selon l’état du monde qui prévaudra à l’horizon auquel on raisonne, la même décision se révélera judicieuse, néfaste ou inutile. 

Les économistes ont beaucoup étudié la décision en régime d’incertitude mais ils ont surtout abouti à en souligner les difficultés. Les gouvernements, quant à eux, restent souvent prisonniers du raisonnement déterministe. Quand ils veulent prendre en compte l’incertitude et l’irréversibilité c’est souvent – l’inscription du principe de précaution dans la constitution l’a illustré – de manière quelque peu mécanique. 

La difficulté est redoublée quand un enjeu de nature cognitive se combine à l’incertitude. Plus une question implique le temps long, plus les mécanismes qu’elle met en jeu ont des chances d’être mal connus et plus il est probable qu’ils donnent matière à controverse. C’est, bien sûr, le cas du changement climatique, mais la même difficulté s’observe dans d’autres domaines comme par exemple les conséquences de l’accumulation de dette publique ou les effets des réformes structurelles. Or si l’incertitude est paramétrable, le désaccord sur les mécanismes fondamentaux l’est beaucoup moins. 

Le problème politique est bien évidemment d’abord celui de la préférence pour le présent. Comme l’a illustré la controverse entre Nick Stern et William Nordhaus sur le choix du taux d’actualisation pertinent en matière climatique, il n’y a pas consensus sur la pondération entre équité intertemporelle entre générations et équité interindividuelle au sein d’une même génération. Les débats sur la dette publique, les retraites, et le climat illustrent eux aussi cette difficulté. A chaque fois certains les regardent à travers un prisme intergénérationnel quand d’autres privilégient le prisme interindividuel.

En outre, les sociétés démocratiques où le débat politique s’organise autour des conflits de répartition ont du mal à se saisir des enjeux du temps long. Les gouvernants eux-mêmes tendent, du fait de la contrainte de réelection, à s’orienter vers le court terme. Jean-Claude Juncker, le premier ministre luxembourgeois, a parfaitement résumé l’affaire en une petite phrase lapidaire qui a fait florès : « Nous savons tous ce qu'il faut faire. Ce que nous ne savons pas, c'est comment être réélus si nous le faisons ». 

L’aptitude des sociétés à se saisir des enjeux temporels renvoie donc à leur capacité à surmonter ces différents problèmes. Les sociétés où le débat sur les politiques publiques est marqué par l’antagonisme des représentations et la focalisation sur le présent trébuchent, celles qui savent faire mûrir en leur sein un débat exigeant parviennent à se projeter dans l’avenir. Il est donc particulièrement important de réfléchir à la nature des obstacles qui empêchent de se saisir des enjeux du long terme et d’identifier les moyens de franchir ce qu’on peut appeler la barrière des temps. 

La France, en la matière, ne s’illustre pas par son aptitude à surmonter les obstacles. Il est néanmoins instructif de lui appliquer cette grille de lecture toute simple et d’examiner comment la société française prend en charge les enjeux auxquels elle est aujourd’hui confrontée. 

Les retraites 

Il est intéressant de commencer par les retraites, parce que contrairement aux apparences, c’est en ce domaine que la France a le mieux réussi à organiser une délibération pacifiée. En effet si le débat est vif sur les solutions, les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) qui servent de base aux discussions sur le choix des mesures de redressement sont en fait largement acceptées. 

Il n’en a pas toujours été ainsi. A la fin des années 1990, les conclusions du rapport Charpin, préparé dans le cadre du Commissariat du Plan, avaient été contestées par le rapport Teulade, préparé dans le cadre du Conseil économique et social. En dépit des faiblesses techniques du second, la simple existence de deux rapports avait créé la confusion et contribué à focaliser la discussion sur le diagnostic, bloquant ainsi l’avancée vers des solutions. La création du COR, en 2000, et surtout le travail patient qui y a été conduit entre experts et partenaires sociaux, ont progressivement permis de faire le partage entre, d’un côté, construction du diagnostic et évaluation des options, et de l’autre choix des solutions. 

Les premiers ont été conduits dans la concertation au sein du COR. L’élaboration de différents scenarios et variantes a permis à chacun de cerner l’ampleur du problème et d’évaluer ce que pouvaient apporter différents types de solutions. Ensuite, chacun a pris position et le gouvernement a fait le choix des mesures proposées au vote du parlement. 

Bien évidemment, la concertation n’a pas créé de consensus sur les réponses. Le COR n’a pas reçu pour mission de diminuer la préférence française pour le présent, et l’aurait-il reçue qu’il aurait été bien en peine d’y répondre. Notre focalisation sur les conflits de répartition et notre réticence à distinguer questions intertemporelles et questions interindividuelles restent entières. La représentation des générations futures dans le débat social comme dans le débat politique reste une question sans réponse. Néanmoins la discussion sur les retraites offre un modèle de ce qu’il faudrait atteindre dans d’autres domaines : les controverses se construisent sur une base factuelle commune. La démocratie sociale y gagne en transparence et en maturité.

L’exemple est-il transposable ? Partiellement, certainement. Mais il faut reconnaître que le problème des retraites est intellectuellement simple : les variables décisives – démographie, productivité, chômage – sont peu nombreuses, comme le sont les paramètres – durée de cotisation, mode de calcul des cotisations, âge légal, indexation des pensions. Les interactions entre ces variables et paramètres avec les grandeurs-cibles – équilibre des régimes, niveau des pensions – sont par ailleurs quasi-mécaniques et en tous cas facile à apprécier. Les difficultés cognitives sont donc limitées. On peut donc s’entendre sur le modèle et faire autant de variantes que nécessaire pour explorer l’espace des possibles. Bien entendu, la multiplicité des régimes crée une certaine complexité institutionnelle. La prendre en compte pose cependant une difficulté technique, et non conceptuelle. 

Les finances publiques 

Ce qui est possible en matière de retraites l’est-il aussi en matière de finances publiques ? Les deux enjeux ont beaucoup à voir, puisqu’in fine il s’agit, dans les deux cas, d’engagements publics : à servir des pensions dans le premier, à rembourser une dette financière dans le second. Cependant le débat sur les finances publiques est généralement plus acrimonieux : parce qu’il renvoie à une série de dimensions autrement plus complexes comme le rôle de l’Etat et la fiscalité ; parce qu’aussi le rôle d’assureur en dernier ressort que joue l’Etat le conduit à enregistrer sur son bilan la matérialisation de toute une série de risques – économiques, financiers, sanitaires, géopolitiques… ; parce qu’encore l’appréciation des effets économiques d’une consolidation budgétaire est sujet à controverse ; parce qu’enfin la question des limites à l’endettement public reste incertaine pour les économistes eux-mêmes. La question des finances publiques est ainsi bien plus stochastique que celle des retraites. Un paramétrage méthodique à la manière du COR peut aider à éclairer l’avenir, il n’y suffit pas. 

Cela ne signifie pas qu’il soit impossible de progresser. Venant après d’autres innovations institutionnelles comme l’attribution à l’opposition de la présidence de la Commission des Finances, la certification des comptes publics, et la montée en régime des évaluations de la Cour des comptes, la création, dans le cadre du traité budgétaire européen, du Haut conseil des finances publiques (HCFP) offre l’occasion d’améliorer le débat sur les finances publiques. Comme le COR, ce conseil composé de magistrats de la Cour des comptes et d’experts n’a aucun rôle décisionnel. Il n’empiète pas sur les prérogatives du parlement mais a pour fonctions d’éviter au gouvernement la tentation de faire mauvais usage de son avantage informationnel et d’éclairer les choix collectifs en l’alimentant d’une expertise indépendante. 

Tel que l’a fixé la loi organique de décembre 2012, le mandat du HCFP est limité. Une interprétation étroite peut en être donnée, qui limité son rôle se limite à la validation des prévisions économiques et à l’appréciation des écarts de la trajectoire de finances publiques par rapport au sentier anticipé. Si le Conseil y satisfait, le progrès sera déjà significatif et permettra d’en finir avec la pollution des choix de finances publiques par des considérations purement conjoncturelles. Il est de surcroît probable que l’institution choisira de donner à ce mandat une interprétation large et s’attachera à fournir périodiquement une évaluation de la soutenabilité des finances publiques et des risques associés. Il est probable aussi qu’elle sera amenée à se prononcer sur les incidences des politiques budgétaires et fiscales sur la croissance, non seulement par le canal de la demande mais aussi par celui de l’offre. 

Si tel est le cas le HCFP permettra peut-être, malgré les difficultés, de construire pièce par pièce les bases d’un débat plus informé et plus discipliné sur les choix budgétaires à moyen terme. L’enjeu est d’importance, et le pari n’est pas gagné tant il est vrai que le système politique français manifeste une certaine allergie à l’égard des autorités indépendantes, même si, comme c’est le cas en matière de finances publiques, celles-ci sont dépourvues de tout pouvoir de décision.

Environnement et climat 

Les débats sur les questions énergétiques et climatiques mobilisent très largement une expertise puisée dans le domaine des sciences dures. Les économistes sont par exemple largement minoritaires au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC ou IPCC, selon l’acronyme anglais). Cela n’a pas empêché la poursuite des années durant de polémiques portant sur la réalité du changement climatique et le principe d’une limitation des émissions. En France, le débat sur la transition énergétique implique également beaucoup d’experts issus des sciences dures. Et pourtant, l’accord peine à se faire sur le constat et l’évaluation des différentes options.

Pourquoi en va-t-il ainsi ? Une raison tient certainement à la complexité du sujet, qui doit faire converger diverses sources d’expertise dans un cadre de décision en situation d’incertitude. En dehors même des questions de diagnostic sur les risques climatiques – sujet qui est plus consensuel en France qu’au niveau mondial – toute décision implique un jugement sur le potentiel de technologies dont certaines sont à peine entrées dans la première phase de leur développement. Le défi tient aussi à la grande diversité des acteurs impliqués dans le débat. En matière de retraites, la discussion se déroule essentiellement avec les partenaires sociaux traditionnels. Chacun de ceux-ci agrège déjà en son sein différents intérêts et points de vue. La structure du débat limite donc l’hétérogénéité des acteurs et de leurs prises de position. Or il n’en va pas du tout de même en matière climatique : la société civile est fragmentée. Par exemple, le Conseil national du débat sur la transition énergétique compte sept collèges de seize membres chacun.

La combinaison de ces deux difficultés – cognitive et politique – explique sans doute qu’alors même que les défis sont particulièrement aigus, le débat sur les questions énergétiques et climatiques ne parvient pas, comme c’est le cas en matière de retraites, à faire fond sur les apports d’une instance non-décisionnelle dont les conclusions soient consensuelles. Au niveau international, les rapports du GIEC font régulièrement l’objet de contestations. Dans le débat énergétique français, l’absence d’une instance de ce type est source de divergence et d’incompréhension au-delà même de l’inévitable. 

Réformes de croissance 

Beaucoup des problèmes qui viennent d’être passés en revue se retrouvent à propos des réformes dites structurelles. De ces réformes – du marché du travail, de la concurrence, des services publics, etc. – on attend en général un relèvement du PIB potentiel à l’horizon de quelques années : trois ou cinq ans en général, voire plus s’agissant par exemple des réformes éducatives. Mais cette amélioration n’est pas sans ambiguïté : même si c’est loin d’être toujours le cas, ces réformes peuvent se payer d’un accroissement des inégalités, d’une dégradation de la qualité des emplois, etc... A court terme, elles ont souvent (pas toujours) des effets négatifs soit sur la croissance, soit sur l’emploi. Ces réformes impliquent donc des arbitrages complexes, à la fois instantanés et intertemporels. 

L’impact exact des mesures est par ailleurs l’objet de controverses. Les réformes, d’abord, ne peuvent pas se juger indépendamment du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Il y a interdépendance ou complémentarité entre elles. Des avis discordants s’expriment ensuite quant à leurs effets, parce que les modèles implicites ou explicites utilisés pour les évaluer diffèrent. Ces problèmes cognitifs persistent y compris parmi les chercheurs, comme l’a illustré aux Etats-Unis la célèbre controverse sur les effets du salaire minimum. 

Tout cela explique que ce champ des politiques publiques fasse l’objet de différends récurrents. Acteurs sociaux et politiques ne sont d’accord ni sur les effets attendus de telle ou telle mesure, ni en conséquence sur les priorités, et pour les départager, la base d’expertise partagée fait souvent défaut. En France, le Conseil d’analyse économique (CAE) peut atteindre, et c’est important, un consensus en son sein, mais il est exclusivement composé d’économistes universitaires. La création en 2005, sur le modèle du COR, du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) visait à susciter, en matière d’emploi et de marché du travail, la construction d’un diagnostic partagé. Le COE a permis de rapprocher experts et partenaires sociaux, mais il n’a pas abouti à des évaluations originales d’une précision comparable à celle du COR. 

La tâche est ardue, mais moins impossible qu’on pourrait le croire. Au Pays-Bas, le Centraal Plaanbureau publie à l’occasion de chaque élection législative une évaluation de l’impact économique des programmes de tous les principaux partis. Il évalue donc, en toute indépendance, l’impact des mesures structurelles figurant dans ces programmes, et met en lumière les choix que ceux-ci impliquent. Non seulement les tenants de ces mesures n’y trouvent pas à redire, mais la confrontation des résultats nourrit les débats électoraux. Mais en France, ces sujets font toujours l’objet de vifs désaccords, sans que les travaux d’experts et la concertation aient beaucoup contribué à rapprocher les points de vue.

 

Le bilan est donc inégal. Ce qui a été accompli dans le domaine des retraites montre qu’il est possible de délimiter les domaines de l’accord et du désaccord et, sur cette base, d’avancer vers ce que les Britanniques appellent une politique publique fondée sur des faits. Mais le modèle n’est pas entièrement transposable aux domaines dans lesquels le dissensus est de nature cognitive et dans ceux – parfois les mêmes – dans lesquels la fragmentation des acteurs sociaux fait obstacle à l’agrégation des préférences.

Si l’approche, faite de dialogue et d’évaluation méthodique des options envisageables, peut faire école dans tous les domaines où l’on doit s’attacher à construire les éléments d’un consensus partagé, les problèmes de représentation et de structuration de la société civile ne sont pas les mêmes d’un champ à l’autre. Il faut donc identifier des méthodes qui permettront, d‘une part, de mobiliser l’évidence et de rapprocher les points de vue dans des domaines marqués par des dissensus cognitifs ; d’autre part, de construire un dialogue raisonné entre des acteurs hétérogènes, tant par la nature de leurs objectifs que par leur capacité à arbitrer entre ceux-ci.

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