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Point de vue
Publié le
Mardi 01 Septembre 2020
Mesurer l’évolution des revenus d’une génération à l‘autre tient de la gageure : les données sont rares et difficilement comparables dans l’espace et dans le temps. Il faudrait disposer de données sur plusieurs décennies, ce dont à ce jour seuls quelques pays sont capables (États-Unis, pays scandinaves). Le nombre de travaux sur cette question n’en est pas moins en progression rapide.
La mobilité sociale en France : que sait-on vraiment

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En témoigne notamment la publication du rapport de l’OCDE L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale (2018). La France y apparaît particulièrement mal classée. Notre pays, où l’inégalité semble plus contenue qu’ailleurs, aurait-il un problème spécifique de reproduction des inégalités d’une génération à l’autre ?

Si les évaluations de la mobilité sociale réelle donnent des résultats nuancés (voir encadré 1), il n’en est pas de même sur le plan des perceptions. Ainsi les Français sous-estiment significativement la mobilité ascendante des enfants de milieux modestes, phénomène qui s’observe également dans d’autres pays européens, alors que c’est l’opposé aux États-Unis.

Encadré 1 – La mobilité intergénérationnelle des revenus en France : principaux résultats

Il n’existe pas aujourd’hui de consensus sur la position relative de la France par rapport aux autres pays en matière de mobilité intergénérationnelle des revenus. D’une étude à l’autre, la France apparaît comme un pays à niveau de mobilité « intermédiaire » (Lefranc et Trannoy, 2005), « faible » et inférieur aux États-Unis (OCDE, 2018) ou « fort » et comparable à la Suède (Alesina et al. 2018). L’hétérogénéité des données d’un pays à l’autre et le fait que les revenus des parents ne sont pas observés directement dans les enquêtes françaises ne facilitent pas l’exercice. Le travail de l’OCDE conclut que la France fait partie des pays à faible mobilité, avec une inertie moyenne des revenus[1] de 52 % d’une génération à l’autre, contre moins de 40 % pour les pays de l’OCDE. Or la même étude montre qu’en France les enfants d’origine modeste ont plus de chances d’atteindre un niveau de revenu élevé qu’aux États-Unis et en Allemagne ; et les enfants dont les parents ont un revenu élevé ont moins de chance de toucher un revenu élevé en France que dans ces deux pays. Ces résultats sont donc à prendre avec précaution.

Les données mesurant pour la France l’évolution de la mobilité sur longue période, centrées sur l’inertie intergénérationnelle, n’aboutissent pas non plus à un consensus clair. Lefranc et Trannoy (2005) mettent en évidence une stabilité de l’inertie entre 1977 et 1993, aux alentours de 40 %. Lefranc (2018) relève de son côté une courbe en V entre les générations nées dans les années 1930 (forte inertie), les années 1940 à 1960 (inertie plus faible, 45 %) et les années 1970. Ces résultats sont à interpréter avec précaution, compte tenu des limitations des données sur les cohortes extrêmes. Ils reflètent l’évolution de l’inégalité des revenus plus que celle des chances relatives d’atteindre un rang donné dans la distribution des revenus.

Mobilité intergénérationnelle : quels critères et comment la mesurer ?

Nous nous focalisons ici sur une question clé : celle de l’inégalité de destin entre enfants d’origine favorisée ou défavorisée. Disons-le d’emblée pour couper court à une idée extrêmement répandue dans le débat public : l’origine sociale ne « détermine » pas le destin individuel. En réalité, l’origine sociale n’explique qu’à peine 10 % à 20 % de l’écart de revenu entre les individus d’une même génération[2]. Force est de constater que la mobilité ascendante ou descendante est plutôt la règle, sans que la France se distingue de la moyenne des autres pays sur ce point. Selon l’OCDE (2018), si on rassemble les professions en sept familles à partir de la nomenclature ESeC[3], environ deux tiers des Français exercent une activité différente de celle de leurs parents.

Avec une méthodologie différente bâtie sur les six catégories sociales de la nomenclature des PCS, Collet et Pénicaud (2019) montrent qu’en 2015, un tiers seulement des individus appartiennent à la même catégorie que leurs parents, tandis que la mobilité professionnelle verticale – majoritairement ascendante – s’est accrue significativement sur quarante ans. On compte à la fois des enfants d’ouvriers et des enfants de cadres en haut et en bas de la distribution des niveaux de vie (Dherbécourt, 2018). Autrement dit, l’hétérogénéité de destin d’une origine sociale donnée est très importante (voir figure 1). Néanmoins, il est indéniable que les chances d’accès à un revenu élevé et aux différentes positions sociales varient en moyenne selon l’origine sociale.

Figure 1 – Répartition des individus dans la distribution des niveaux de vie
(à l'âge adulte) au sein de leur génération

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Lecture : 4 % des personnes dont le père est cadre font partie à l’âge adulte des 10 % les moins aisés de leur génération (cohortes de naissance 1970-1984).

Source : Dherbécourt (2018)

Ceci étant posé, et avant d’aborder les résultats disponibles dans la littérature, un détour méthodologique semble nécessaire. La mesure de la mobilité sociale, ou de son envers la reproduction sociale, n’a rien d’évident.

Il s’agit d’abord de choisir une mesure de la situation ou de la position des individus au sein de leur génération. Nous utiliserons ici principalement le revenu individuel. Deux autres dimensions sont étudiées largement dans la littérature : la profession et le niveau d’éducation. Nous écartons ici ces deux dimensions, qui posent des problèmes importants de comparabilité dans l’espace et dans le temps[4]. D’autres dimensions sont étudiées dans la littérature : le patrimoine, la santé, les compétences ou le bien-être, mais les données sur ces sujets sont trop rares pour permettre des comparaisons dans l’espace et dans le temps[5]. Le revenu apparaît ainsi comme le meilleur critère pour juger de la mobilité sociale. Même si le bien-être des individus ne se résume pas au revenu, cela permet de se faire une idée simple de la position sociale des individus, ainsi que du niveau de biens et services auxquels ils ont accès. La comparaison dans l’espace et le temps s’en trouve facilitée, même si tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant.

En effet, une fois le revenu choisi comme critère de la mobilité sociale, il reste à préciser ce qu’on entend par mobilité sociale. Deux approches s’affrontent aujourd’hui. Selon la première, il est nécessaire de mesurer l’inégalité des chances en termes de niveau de revenu en calculant l’inertie moyenne des écarts de revenu d’une génération à l’autre (l’écart moyen de revenu entre deux enfants tirés au hasard rapporté à l’écart moyen de revenus de leurs parents ; plus cette inertie est proche de 100 %, plus le niveau de revenu des parents se répercute en moyenne sur celui des enfants). La mesure de l’inertie moyenne dépend cependant à la fois de la corrélation entre revenus des parents et du niveau d’inégalité de revenus dans le pays (Heckman, 2013 ; Lefranc, 2018). Selon cette approche, un pays où l’inégalité de revenus s’accentue d’une génération à l’autre aura une inertie intergénérationnelle plus importante, toutes choses égales par ailleurs (voir encadré 2).

Encadré 2 – Inertie moyenne : une mesure sensible à l’inégalité de revenus

L’inertie intergénérationnelle, appelée « élasticité intergénérationnelle » dans la littérature (IGE), correspond au coefficient β de la formule suivante : Xe=α+β.Xp, où Xe et Xp correspondent respectivement au logarithme des revenus des enfants et des parents.

Le coefficient β correspond au coefficient de corrélation entre le log des revenus des parents et des enfants, également appelé IGC dans la littérature. Ce coefficient est insensible à l’hétérogénéité des revenus. On en déduit qu’un niveau d’inégalité de revenu plus élevé à la génération des enfants fait monter mécaniquement le niveau d’inertie moyenne β, toutes choses égales par ailleurs. 

De ce point de vue, le fait que l’inégalité de salaires a plutôt tendance à baisser en France sur le long terme devrait en théorie agir comme une force de modération de l’inertie intergénérationnelle. En trente ans, de 1985 à 2015, le ratio interdécile des salaires des hommes a baissé de 10 % environ (voir figure 2). Ceci devrait en théorie faire baisser l’inertie entre pères et fils. La France est à ce titre un cas à part, puisque dans la plupart des pays développés l’inégalité salariale masculine a stagné – comme en Italie et en Suède – ou augmenté – comme en Allemagne, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Nous verrons un peu plus loin si cette spécificité de la France se traduit bel et bien par une inertie moindre qu’ailleurs.

Figure 2 – Évolution du rapport interdécile (D9/D1) des salaires masculins
dans quelques pays occidentaux

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Lecture : aux États-Unis, en 2015, le 9e décile de salaires masculins, en équivalent temps complet, est 5,1 fois plus élevé que le 1er décile.

Source : ocde.stats et insee.com

Selon la deuxième approche de la mobilité intergénérationnelle, on s’intéresse uniquement au lien entre le rang des enfants et des parents, sans tenir compte du fait que les rangs peuvent être plus ou moins éloignés en termes de niveau de revenu. L’approche par rang a l’avantage de se concentrer sur la mobilité de position, en neutralisant l’effet de l’inégalité de revenu. Elle facilite grandement la comparaison dans l’espace et dans le temps. Elle permet en outre de zoomer sur les enfants d’origine modeste ou favorisée, là où l’approche par inertie donne un chiffre synthétique. À l’inverse, d’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre, l’écart de revenu entre rangs peut changer considérablement, ce que l’approche positionnelle ne prend pas en compte. Les deux approches sont donc complémentaires.

Afin de mesurer l’inégalité des chances, il est donc nécessaire de garder à l’esprit qu’elle dépend, pour simplifier, de deux dimensions : la mobilité de position, soit la difficulté d’atteindre les différents rangs selon le rang de ses parents, et l’inégalité qui affecte le niveau de revenus associés à chaque rang.

Cette distinction entre mobilité de position et inégalité étant posée, nous présentons les éléments disponibles à ce jour sur l’évolution de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France d’abord, puis en comparaison internationale.

Évolution de la mobilité sociale dans le temps en France

Deux articles analysent l’évolution de la mobilité de revenus en France, à partir d’une mesure de l’inertie moyenne des salaires.

Lefranc et Trannoy (2005) ont estimé l’évolution de l’inertie intergénérationnelle des salaires sur seize années, entre 1977 et 1993, à partir des enquêtes Formation, Qualification et Profession (voir encadré 3). Les revenus des enfants sont observés entre 30 et 40 ans. Le revenu des pères est imputé à partir des vagues d’enquête antérieures, sur la base des informations déclarées par les enfants. Compte tenu du faible taux de participation au marché du travail des femmes dans les années 1960 et 1970, le revenu des mères n’est pas imputé dans l’étude, qui se concentre sur les paires pères-fils et pères-filles. Ce travail conclut à l’absence de tendance significative statistiquement sur cette période. L’inertie de salaire entre pères et fils est de 41 % en 1977, 36 % en 1985 et 41 % en 1993[6]. L’inertie de salaire entre pères et filles, plus faible, augmente quant à elle légèrement : 23 % en 1977, 29 % en 1985 et 32 % en 1993. Les auteurs concluent que la baisse de l’inégalité de revenus constatée dans les années 1980 ne semble pas avoir affecté l’inertie des revenus (donc implicitement que la corrélation entre revenus des parents et des enfants s’est accrue).

Encadré 3 – Sources pour l’étude de la mobilité intergénérationnelle
des revenus en France

Tous les travaux publiés à ce jour sur la question de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France sont basés sur l’enquête FQP de l’INSEE. Cette enquête inclut de nombreuses données sur les parents des individus à la fin des études de ces derniers (profession détaillée, plus haut diplôme obtenu, lieu de résidence notamment).

L’avantage de cette enquête est d’inclure une mesure des niveaux de revenus depuis 1964 (en tranches, puis en valeur depuis 1970). Par comparaison, l’enquête Emploi de l’INSEE qui contient également des données sur les parents ne renseigne les salaires que depuis 1990.

FQP ne permet pas d’observer le niveau de revenu des parents. Toutefois, en utilisant plusieurs vagues d’enquête, il est possible d’estimer le revenu moyen des pères, à partir des revenus des individus s’en rapprochant sur certains critères (profession, niveau de diplôme, nombre d’enfants), selon la méthode dite des « variables instrumentales sur deux échantillons » de Björklund et Jäntti (1997). Cette méthode permet d’estimer un revenu moyen par catégorie, mais ne permet pas de tenir compte de l’hétérogénéité de revenus au sein des catégories, qui peut être importante même à diplôme donné (notamment selon la spécialisation dans le supérieur, l’accès ou non à une grande école).

Cette méthode « instrumentale » a également été mise en œuvre par l’OCDE sur l’enquête SRCV (module 2011 sur l’origine sociale).

L’échantillon démographique permanent est la seule source permettant en théorie de mesurer directement le revenu des parents et des enfants à plusieurs années d’intervalle, grâce à l’appariement entre données du recensement, DADS et données fiscales (FIDELI) pour un échantillon de 1 % de la population environ (individus « EDP »). À partir des recensements depuis 1968 et des données fiscales depuis 2010, il est possible de repérer les paires parents EDP / enfants EDP, puis d’observer leurs salaires dans les DADS disponibles depuis 1967 et leurs revenus dans FIDELI. Jusqu’à une date récente, le nombre d’enfants arrivés à l’âge adulte était néanmoins insuffisant pour exploiter l’EDP.

Lefranc (2018) a utilisé les données de l’enquête FQP de 1964 à 2003 afin d’étudier l’évolution de l’inertie moyenne des salaires pour les hommes des générations nées entre 1933 et 1973. Il trouve que l’inertie a connu une évolution en V : 60 % pour la génération des années 1930, 45 % pour celles des années 1940 et 1950 et 55 % pour celle des années 1960-1970. Les résultats sur les cohortes extrêmes sont à considérer avec précaution, compte tenu des contraintes sur l’âge d’observation des parents, qui peut biaiser à la hausse les résultats[7]. L’évolution au cours du temps est avant tout liée à l’évolution de l’inégalité de salaires et très peu à une modification de la mobilité positionnelle. La baisse de l’inertie des générations des années 1940 et 1950 est liée à la forte baisse du niveau d’inégalité de revenu de ces générations.

Il n’existe pas d’autres éléments sur la France. La littérature insiste sur la stabilité de la mobilité positionnelle sur longue période (Chetty et al., 2014a).

La mobilité sociale en comparaison internationale

Plusieurs publications proposent une comparaison internationale de la mobilité des revenus entre pères et fils, soit à partir de l’inertie, soit à partir du lien entre rangs de revenus. Les résultats ne permettent pas d’aboutir à un consensus clair, ce qui peut s’expliquer par des problèmes méthodologiques importants. Comme nous l’avons vu, les données françaises utilisées dans la littérature ne permettent que d’imputer le revenu des pères sur la base des caractéristiques déclarées par les enfants. Il en est de même pour un grand nombre de pays (à l’exception notable de l’Allemagne, des États-Unis et des pays scandinaves). Or la qualité des données et le choix des variables retenues pour l’imputation induit un aléa sur les résultats obtenus. Par ailleurs, la méthode par imputation a tendance à biaiser à la hausse l’inertie et la reproduction des positions, ce qui doit inciter à la prudence.

Le premier article de Lefranc et Trannoy (2005) situe la France dans une situation médiane, à 40 %, entre les États-Unis (inertie de 52 %) et la Suède (28 %). Lefranc (2018) trouve un chiffre comparable pour la France, pour les cohortes de naissance médianes de son échantillon, mais un chiffre plus élevé pour les autres (52 % pour les cohortes les plus récentes). Ceci invite à la prudence sur les résultats que l’on peut tirer de FQP.

Le rapport précité de l’OCDE mobilise de nombreuses sources pour réaliser une comparaison entre 26 pays développés, à partir des données sur les enfants observés à l’âge adulte à la fin des années 2000. Les données pour la France sont basées sur Lefranc (2018). Le rapport de l’OCDE situe la France dans les pays à forte inertie (52 %), tout comme l’Allemagne (53 %), soit un niveau beaucoup plus élevé que la Suède (26 %) et le Danemark (12 %). En outre, l’inertie est plus élevée en France qu’en Italie, au Royaume-Uni (45 % environ) et aux États-Unis (40 %).

L’OCDE a utilisé sa mesure de l’inertie et des données sur l’inégalité des revenus pour calculer une statistique originale : le nombre de générations nécessaires en moyenne au sein d’une famille modeste pour rejoindre le revenu moyen. La France fait figure de mauvaise élève, au même titre que l’Allemagne, avec six générations nécessaires, contre cinq pour les États-Unis ou le Royaume-Uni, et quatre et demie pour les pays de l’OCDE en moyenne. Cette statistique a reçu un écho très important dans l’opinion publique, si on en juge par le nombre de reprises dans la presse. Elle a été perçue comme une preuve du déterminisme social, selon lequel il est impossible pour une famille modeste de voir ses enfants réussir. Comme nous l’avons déjà vu, à chaque génération une part importante des individus d’origine modeste a un revenu élevé (30 % des enfants d’ouvriers non qualifiés dépassent la médiane de leur génération, voir figure 1), et nous verrons plus bas que l’OCDE elle-même montre qu’il existe une promotion sociale à chaque génération.

Bien sûr, aucune donnée n’existe sur un nombre de générations aussi grand, et aucune méthode ne permet de prédire le destin des descendants des générations actuelles à un horizon aussi lointain. Le nombre de générations est un chiffre théorique qui permet de se représenter la réduction d’un écart de revenus, avec une inertie constante sur le long terme (voir figure 3). Le raisonnement est le suivant : on considère un écart de 1 100 euros, soit environ ce qui sépare en France le premier décile de revenu mensuel du revenu moyen et l’inertie à 52 %. En appliquant le coefficient d’inertie une fois, l’écart tombe à 550 euros, soit 25 % du revenu moyen, en l’appliquant 2 fois l’écart persistant s’établit à 300 euros environ, soit 14 % du revenu moyen. On note qu’en appliquant trois fois l’inertie on tombe déjà à 7 % du revenu moyen. Répéter l’opération continue de réduire l’écart, mais de manière plus faible (en points de pourcentage). La convergence n’est pas linéaire, puisque l’écart est réduit de moitié à chaque opération. Cette représentation donne une idée hypothétique du rythme de convergence des revenus, en situation d’inertie constante, qui est une hypothèse forte.

Figure 3 – Convergence théorique avec inertie constante calibrée sur données françaises(méthode OCDE)

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Lecture : on constate un écart de 1 100 euros entre le 1er décile et le revenu moyen, soit environ 50 % du revenu moyen. En appliquant une fois le coefficient d’inertie de 52 % à cet écart, on obtient un écart résiduel de 550 euros environ (52 % de l’écart initial), soit 25 % du revenu moyen.

Source : calculs France Stratégie à partir des données OCDE

Au-delà des limites méthodologiques déjà évoquées pour estimer l’inertie des revenus entre générations, l’idée que les familles populaires auraient moins de chances de promotion sociale en France qu’ailleurs semble contredite par d’autres données publiées par le même rapport de l’OCDE. Le rapport présente en effet une mesure de la mobilité positionnelle, construite cette fois à partir de SRCV (voir tableau), selon laquelle la France se classe mieux que les États-Unis et l’Allemagne en termes de mobilité positionnelle des enfants d’origine favorisée et défavorisée[8].

Figure 4 – Chances d’aboutir dans les quartiles extrêmes de salaires (mesure OCDE)

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Lecture : aux États-Unis, parmi les hommes dont le père fait partie du quart des pères les moins bien payés, 42 % font partie des 25 % les moins bien payés de leur génération.

Source : OCDE (2018), données utilisées pour la France : SRCV

Enfin Alesina et al. (2018) classe la France dans la moyenne des autres pays européens – et dans une situation plus favorable que les États-Unis – en termes de mobilité positionnelle des enfants originaires du quintile inférieur de revenus. Les données sur la France sont également tirées de l’enquête FQP (les revenus des enfants sont observés entre 30 et 40 ans).

Tableau 1 – Répartition des fils originaires du quintile inférieur de salaire,
selon leur quintile de salaire à l’âge adulte

Quintile de salaire
 du fils

États-Unis

Royaume-Uni

France

Italie

Suède

 
 

Q1 (20% du bas)

33%

31%

29%

27%

27%

 

Q2

28%

25%

24%

26%

24%

 

Q3

19%

20%

23%

21%

21%

 

Q4

13%

13%

13%

16%

17%

 

Q5 (20% du haut)

8%

11%

11%

10%

11%

 

Ensemble

100%

100%

100%

100%

100%

 
 

 Lecture : aux États-Unis, parmi les hommes dont le père fait partie des 20 % des pères aux salaires les plus faibles, 8 % font partie eux-mêmes des 20 % des salaires les plus élevés de leur génération.

Source : Alesina et al. (2018), données utilisées pour la France : FQP

Aucun consensus ne semble donc émerger sur la position de la France en comparaison internationale, faute de données suffisamment précises.  Selon toute vraisemblance, l’inertie est plus élevée en France que dans les pays scandinaves, en partie du fait du plus faible niveau d’inégalité de revenus au sein de ces derniers. La mobilité positionnelle y semble également légèrement plus forte qu’en France. La question de l’écart entre la France, les États-Unis et les grands pays européens, en termes d’inertie et de mobilité positionnelle, reste ouverte. En France, au sein d’une génération, les inégalités de salaires ont plutôt baissé alors qu’elles augmentaient ailleurs. Mais la part de ces inégalités qui est liée aux revenus des parents, autrement dit l’inertie, ne semble pas baisser. 

Au terme de cette revue de la littérature, force est de constater l’écart entre l’idée répandue que la France aurait un problème spécifique en termes de mobilité des revenus et les éléments mesurables empiriquement. La France ne fait pas partie du groupe des bons élèves de la mobilité sociale, formé par les pays scandinaves. Il est difficile d’en faire pour autant un mauvais élève.

La réception du rapport de l’OCDE en 2018 montre à quel point la question est sensible dans notre pays. L’idée qu’un enfant de famille pauvre reste pauvre est largement partagée. Le travail d’Alesina et al. met en évidence l’écart important entre la perception de la mobilité sociale et sa mesure empirique. Ainsi les Français sous-estiment significativement la mobilité ascendante des enfants de milieux modestes (voir figures suivantes). Ce phénomène n’est pas propre à la France, mais s’observe également dans d’autres pays européens. Il est inverse aux États-Unis, où l’opinion nourrie au « rêve américain » surestime les chances d’ascension sociale des enfants de milieu modeste.

Figure 5 – Écart entre perceptions et mesures empiriques
de la mobilité positionnelle intergénérationnelle

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Lecture : la probabilité de rester dans le quintile inférieur en France est surestimée de 6 points par les Français, la même probabilité aux États-Unis est sous-estimée d’un point par les Américains.

Source : Alesina et al. (2018)

Si la comparaison empirique entre France et États-Unis donne des résultats nuancés, il n’en est pas de même sur le plan des perceptions. La rareté des données et de leur publicité peuvent expliquer une partie de l’écart entre perception et donnés empiriques. On peut espérer que de nouvelles données aident à réduire cet écart. Le très fort écho du travail de Chetty et al. (2014b) sur l’inégalité des chances entre territoires ou des travaux sur les enquêtes PISA montre que les perceptions peuvent évoluer rapidement. Force est de constater que les données sur la mobilité des revenus ne sont pas encore suffisantes. L’impossibilité d’observer directement les revenus sur deux générations en France constitue un frein important. L’appariement de données fiscales avec les recensements réalisés depuis quelques années au sein de l’échantillon démographique permanent a constitué un tournant majeur. D’ici à cinq ans, l’EDP doit permettre d’augmenter significativement nos connaissances sur cette question. La richesse de l’EDP permettra également d’aborder d’autres dimensions de la mobilité intergénérationnelle : notamment l’accès à l’enseignement supérieur, le parcours professionnel et le rôle joué par la formation des couples et l’homogamie sociale.

Bibliographie

Alesina, A. & Stantcheva, S. & Teso, E., 2018. "Intergenerational Mobility and Preferences for Redistribution,"American Economic Review, American Economic Association, vol. 108(2), p. 521-554, February.

Björklund, A. and Jäntti, M. (1997), “Intergenerational Income Mobility in Sweden Compared to the United States”, American Economic Review, Vol. 87, No. 5, p. 1009-1018

Chetty, R., Hendren, N., Kline, P., Saez, E., and Turner, N., 2014a, “Is the United States still a land of opportunity? Recent trends in intergenerational mobility”, American Economic Review, American Economic Association 104(5), p. 141-147.

Chetty, R., Hendren, N., Kline, P. and Saez, E., 2014b, “Where is the land of opportunity? The geography of intergenerational mobility in the United States”, The Quarterly Journal of Economics, 129(4), p. 1553-1623.

Collet, M., Pénicaud, E., 2019, « La mobilité sociale des femmes et des hommes : évolutions de 1977 à 2015 », in France, Portrait Social, Insee.

Dherbécourt, C., 2018, “Nés sous a même étoile ? Origine sociale et niveau de vie“, France Stratégie.

Heckman & Landersø, R., J., 2017, "The Scandinavian Fantasy: Sources of Intergenerational Mobility in Denmark and the US", Scandinavian Journal of Economics, vol. 119(1), p. 178-230.

Lefranc, A. 2018. "Intergenerational Earnings Persistence and Economic Inequality in the Long Run: Evidence from French Cohorts, 1931–75," Economica, vol. 85(340), pages 808-845, October.

Lefranc, A. & Trannoy, A. 2005. "Intergenerational earnings mobility in France: Is France more mobile than the US?," Annals of Economics and Statistics, GENES, issue 78, p. 57-77.

OCDE, 2018, A Broken Social Elevator? How to Promote Social Mobility, OCDE, Paris

Schnitzlein, D., 2016. "A New Look at Intergenerational Mobility in Germany Compared to the U.S," Review of Income and Wealth, vol. 62(4), p. 650-667, December


[1] L’inertie intergénérationnelle correspond à l’écart moyen de revenu entre deux enfants tirés au hasard rapporté à l’écart moyen de revenus de leurs parents. Plus cette inertie est proche de 100 %, plus le niveau de revenu des parents se répercute en moyenne sur celui des enfants.

[2] En d’autres termes, l’hétérogénéité entre individus de même origine sociale contribue entre 80 % à 90 % des écarts de revenus. Sur cette question voir notamment Trannoy et Lefranc (2005), Dherbécourt (2018).

[3] Classification des professions selon leur position relative (notamment subordination/contrôle).

[4] La structure sociale et le niveau de diplôme évoluent dans le temps, ils ne sont bien sûr pas les mêmes d’un pays à l’autre. Certaines professions voient leurs effectifs augmenter dans le temps, le niveau de prestige ou le niveau de revenu d’une catégorie sociale n’est pas constant dans l’espace et dans le temps. Même problème pour l’éducation, car en général, d’un pays à l’autre et d’une génération à l’autre, on constate de très grandes différences dans le niveau de diplôme et dans la répartition des diplômés. En outre, le prestige et le rendement économique des diplômes peut varier avec le contexte historique ou national.

[5] L’OCDE (2018) a calculé une corrélation entre état de santé des parents et état de santé des enfants, tous deux ressentis par les enfants, grâce à l’enquête SHARE. La France se situe dans la moyenne de l’OCDE.

[6] Une inertie de 41 % signifie que l’écart de revenus entre deux fils correspond à 41 % de l’écart de revenus entre leurs pères.

[7] La mesure de l’inertie intergénérationnelle est sensible à l’effet de « cycle de vie », c’est-à-dire à l’âge où l’on observe le revenu des parents et des enfants. Dans FQP, les cohortes les plus anciennes et les plus récentes de parents et d’enfants retenues par l’étude ne peuvent pas être observées au même âge que les cohortes intermédiaires, du fait du nombre limité d’enquêtes dans le temps. Afin de corriger cet effet, l’auteur estime ce que serait l’élasticité si on observait les parents et les enfants à l’âge de 40 ans, en introduisant dans l’équation d’estimation de l’élasticité un terme d’interaction entre le revenu du parent et une fonction de l’âge de l’individu. À notre connaissance, il n’existe pas de test de l’efficacité de cette méthode pour redresser l’effet du cycle de vie.

[8] À partir de données fines sur les salaires des pères (observés directement) et des fils, Schnitzlein (2016) montre que l’Allemagne et les États-Unis sont très proches en termes de mobilité positionnelle, malgré une inertie légèrement plus forte aux États-Unis.

Auteurs

Clément Dherbecourt
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Clément
Dherbécourt
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