La France est en proie à des divisions internes profondes. Certaines sont probablement conjoncturelles, voire épidermiques, d’autres renvoient en revanche à des différences marquées en termes d’intérêts, de positionnement par rapport aux grands enjeux et défis, de visions et de paradigmes. L’accumulation de ces différences obère la capacité du pays à se réformer et à faire front aux multiples défis, économiques, financiers, démographiques, culturels et écologiques. Or, tant que nous chercherons une réponse commune, universelle au sens de l’universalité des Lumières, nous ne parviendrons pas à nous extirper de notre torpeur.
A quoi s’ajoutent des incertitudes radicales. Le devenir d’une communauté sociale, à quelque moment que ce soit, est par définition incertain. Mais selon l’état du monde environnant et de la communauté en question, l’incertitude n’est pas du même ordre. Les écarts entre les futurs possibles de l’empire romain au début du second siècle, au faîte de sa puissance, ou à la fin du quatrième, n’ont pas la même amplitude. Or, les incertitudes qui affectent notre propre devenir ne sont pas moins importantes qu’à la fin de l’empire. Comment résisterons-nous à la montée des émergents ? Comment parviendrons-nous à faire face à la raréfaction de nombre de métaux, à celle de l’eau douce disponible ? Parviendrons-nous à compenser le déclin inévitable des énergies fossiles conventionnelles par les fossiles non conventionnels ? Comment parviendrons-nous à faire face à la dégradation du climat alors même que le recours aux énergies non conventionnelles augmente plus sensiblement l’effet de serre ? Qu’adviendra-t-il d’une planète peuplée de dix milliards d’êtres humains ? Etc. On peut toujours afficher un optimisme de principe comme les économistes mainstream et attendre du marché et des techniques qu’ils fassent apparaître comme par enchantement les solutions à tous nos problèmes. Pour ma part, je me bornerai à souligner que les seules prédictions qui résistent sont celles du rapport Meadows de 1972, alors conspué par nombre d’économistes. Il n’annonçait rien moins que l’effondrement de la société de croissance durant les premières décennies du 21ème siècle. Plus de quarante ans après, force est de constater que les courbes réelles suivent celles du rapport (scénario standard run). En revanche, la fusion nucléaire, dont l’économiste Nordhaus attendait en 1972 des merveilles dans un avenir proche, demeure, plus de quarante ans après, plus inaccessible encore.
A une société en proie à de telles divergences d’intérêts et d’appréciation quant à son devenir, il n’est plus possible d’offrir une trajectoire unique, uniment soutenue par des politiques publiques convergentes. Aucune norme commune ne saurait à la fois satisfaire la part de la société qui se bat sur le front de la compétitivité internationale la plus rude, celle qui aspire à une forme de vie sociale plus apaisée et dont les activités économiques sont moins exposées, et la minorité qui considère les grands fondamentaux écologiques et qui ne demande qu’à expérimenter des formes de résilience collective. Chacune de ces trajectoires répond à une réalité spécifique. En outre, rien n’interdirait de passer durant son existence d’une trajectoire sociale à l’autre. Et c’est la situation de transition et de mutation où nous sommes qui fonde pour un temps l’opportunité de leur coexistence. Une coexistence d’autant moins absurde que ces trois trajectoires n’interdisent pas de se conformer à quelques contraintes communes en termes de carbone, de tolérance pour chacune face à l’existence des deux autres, de formations initiales, de régime des retraites, d’orientation générale vers une société low carbon etc.
On pourrait très bien imaginer un statut permettant tant à des entreprises qu’à des salariés de bénéficier d’un ensemble de dérogations, ménageant une grande flexibilité en termes de contrat de travail et donc de licenciement éventuel, un système d’assurances sociales privé et réglementé à l’instar du système suisse afin de réduire pour l’employeur la part des charges sociales, etc. Les salariés de ce secteur pourraient bénéficier d’un régime fiscal forfaitaire par tranches successives relativement larges, l’impôt étant identique au sein de chaque tranche. L’idée est ici de maximiser la flexibilité de l’emploi et en contrepartie d’augmenter le revenu moyen des employés. Il ne s’agit pas d’ouvrir un espace sauvage, hors justice sociale et hors biosphère. Des avantages fiscaux notamment pourraient inciter les entreprises à resserrer l’échelle des revenus. L’ensemble du secteur pourrait par ailleurs être soumis à un régime fiscal spécifique, assis sur la consommation comparée de ressources (énergie et matières) et non plus sur le travail ; lequel encouragerait la réorientation des activités économiques exportatrices vers une économie plus circulaire. Ce secteur pourrait directement financer certains secteurs de la société, et au premier chef l’enseignement et la recherche.
Le secteur central appelle moins de commentaires. Sa finalité est d’assurer les plus grandes protection et stabilité possibles, mais pas au point de figer le système. On pourrait imaginer que la contrepartie à l’action protectrice de l’Etat soit l’incitation à l’appropriation coopérative et mutualiste des entreprises, pour y associer au maximum les salariés et attacher les entreprises aux territoires. Le dernier secteur est quelque sorte à l’inverse du premier. L’objectif n’est plus de maximiser nos capacités d’adaptation à la compétitivité mondiale, mais à un monde physique et biologique qui nous deviendra irrémédiablement plus hostile, sous la pression notamment du dérèglement climatique, et qui sera caractérisé par la raréfaction de l’énergie et des ressources. L’idée est là aussi de ménager des poches franches, mais en vue de permettre à de petits collectifs d’expérimenter des modes de vie nouveaux, et donc de développer des capabilités collectives. Un mode de vie, à la différence d’un style de vie, n’est en effet jamais purement individuel. On ne produit seul, ni sa nourriture, ni son logement, ni son vêtement, etc. Il s’agirait de permettre à de petit collectifs de vivre en marge de la norme générale, de s’organiser autour de fab labs, de fermes en permaculture, d’éprouver des techniques lowtech, plus robustes et localement enracinées, de parvenir à des performances thermiques de l’habitat non soumises à la RT 2012 et à ses standards techniques, de favoriser dans cet esprit les monnaies locales ; d’auto-organiser des éco-quartiers avec des chartes relativement exigeantes, impliquant différentes formes de mutualisation, et dont les habitats seraient financés de façon coopérative, avec une aide et une garantie d’organismes publics et de banques ; etc.
Le système politique actuel a cela de cocasse qu’il cherche à imposer à l’ensemble d’une société, hétérogène sous de nombreux aspects, des ordres uniformes, et qui plus est contradictoires au gré des alternances démocratiques. Rien de tel pour figer une société. Nous proposons au contraire la mise en œuvre de politiques différenciées, à caractère expérimental. Il n’y aurait là aucune menace contre l’unité nationale, mais un gage de créativité et d’adaptation. La promotion d’une double forme d’innovation, capitalistique, concurrentielle, high-tech d’un côté, sociale, solidaire, low-tech et à petite échelle de l’autre, irriguerait toutes les strates du corps social et nourrirait les activités et le dynamisme de l’ensemble de la société.