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Publié le
Mardi 01 Octobre 2013
L’introduction pose la question cruciale : pourquoi un horizon long qui dépasse le cycle politique ? Parce que c’est l’horizon minimal pour observer les transformations sociétales (« les changements qualitatifs »). Mais cela implique une conceptualisation et une méthode d’analyse.
Michel Aglietta

Que signifie étudier le long terme aujourd’hui ?

Du point de vue du contexte historique, il me semble qu’il faut donner une signification à la crise financière globale dont les séquelles sont loin d’être absorbées :

-Ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein mais le coup d’envoi de la mutation d’un régime de croissance, une manifestation du caractère insoutenable du mode de régulation associé au capitalisme financiarisé : dérive du partage salaire/profit, inégalités croissantes, détérioration des systèmes sociaux, dégradation des écosystèmes. Les ajustements macro induits par la crise n’ont en rien commencé à infléchir les distorsions dans le système des prix.

-Le rapport énonce une orientation qui, si elle est prise au sérieux, n’est rien moins qu’une révolution intellectuelle : « raisonner sur les stocks qui sont les déterminants du bien-être social et plus seulement sur les flux »; ce qui veut dire cesser de faire du PIB l’alpha et l’oméga des politiques économiques. Cela implique de s’inscrire dans la problématique des Nations Unies (inclusive wealth, 2012) précédée par le rapport Stiglitz, Sen, Fitoussi de 2009. Dans cette problématique on peut définir rigoureusement ce qu’est la croissance soutenable, proposée dès le rapport de 1987 (« our common future ») : « un développement qui répond aux besoins de la génération présente sans compromettre la réalisation des besoins des générations futures ». Cette condition peut être mesurée par la variation du capital social total des nations ; ce qui implique une comptabilité patrimoniale généralisée, donc une transformation du système de comptabilité nationale, et pour cela un engagement des gouvernements à compléter le système statistique des comptes nationaux selon les principes progressivement définis par l’ONU. La croissance est soutenable lorsque la richesse sociale totale de la nation, lorsque toutes les formes de capital qui la composent sont mesurées et pondérées par leurs productivités marginales sociales en termes de bien-être (prix duaux), ne décroît pas dans le temps.

-Si la crise est le symptôme d’une mutation du régime de croissance, une de ses dimensions est que la logique capitaliste d’expansion illimitée rencontre la finitude du monde. Il faut donc revenir à Adam Smith ; ce qui en termes contemporains veut dire que le capital naturel est faiblement substituable aux autres formes de capital. Plus concrètement le changement climatique, la surface et la fertilité des terres arables, la biodiversité, la régulation de l’eau, la forêt tropicale, les ressources des océans, ont une telle importance pour le bien-être humain que ces déterminants du capital total sont très difficilement mesurables et fort peu substituables.

Les degrés de substituabilité dans l’estimation de la richesse constituent les repères qui doivent guider la planification stratégique pour décider : où investir ? Comment et à quel rythme ? Le problème le plus difficile est la méconnaissance des seuils critiques, dépendant de leurs interactions avec les trajectoires économiques, qui déclenchent des dynamiques divergentes et irrécupérables dans les écosystèmes. Cela devrait inciter à appliquer un principe de précaution dans la transition énergétique. Alors que l’irréversibilité technologique inciterait à exercer l’option d’attendre l’amélioration de la connaissance avant de s’engager dans les investissements lourds (production d’énergie renouvelable, réseaux intelligents, moyens de transport), l’irréversibilité écologique pointe dans la direction opposée  et devrait inciter les responsables politiques à faire de la transition énergétique une priorité urgente.  C’est une dimension des innovations technologiques dont la mobilisation est un axe de la transformation des régimes de croissance.

-L’autre dimension fondamentale de la croissance soutenable est son caractère inclusif qui a reculé sous les coups de boutoir de la logique « Wall Street » du capitalisme financier : valeur actionnariale, capture d’une rente financière par l’oligopole de la banque d’investissement et des professions associées. L’importance des processus sociaux discriminants dans la détérioration du bien-être social due à cette forme de capitalisme qui a détruit les institutions intermédiaires de régulation salariale et la gouvernance partenariale au sein des entreprises, n’est pas reconnue dans la comptabilité nationale. Car le capital humain et les autres composantes des actifs intangibles ne sont ni comptés, ni valorisés comme du capital, puisqu’il n’y a pas de droit de propriété privée qui leur soit assignable. L’outil théorique pour orienter les politiques nécessaires pour inverser ces processus destructeurs de la cohésion sociale est le concept de « capability » de Amartya Sen. Ce sont les capacités des personnes de transformer les ressources dont elles disposent en réalisations de vie. Cela implique de rejeter l’utilitarisme et de mesurer les inégalités à l’aune des ressources collectives, matérielles, éducatives et institutionnelles à la base des opportunités de transformation en libertés réelles des personnes. Ainsi l’importance de l’accès aux biens publics dans le capital social d’une nation est, avec les inégalités de répartition, un obstacle dirimant à la prétention de mesurer le bien-être social par un agrégat de comptabilité nationale conformément au théorème d’impossibilité de Arrow.

 

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