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Point de vue
Publié le
Jeudi 06 Avril 2017
Sur la base du rapport "La diversité des formes d’emploi"[1] publié en 2016 par le Conseil national de l’information statistique (Cnis), France Stratégie a invité le 17 mars 2017 administrations, universitaires et partenaires sociaux à discuter des enjeux soulevés par le développement des relations de travail tripartites (plateformes, groupements d’employeurs, portage salarial, etc..), et par la mesure statistique des formes d’emploi et des transitions professionnelles.
Améliorer la connaissance du marché du travail

Des enjeux qui dépassent le monde du travail

1,4

million de personnes en 2014

en situations de multi-activité et de multi-employeur

Si l’ampleur des transformations affectant les formes standards d'emploi, salarié et indépendant, reste difficile à évaluer, la définition et la mesure de ces formes d’emploi soulèvent des enjeux de taille pour les années à venir. Dans un contexte de chômage élevé et de fragmentation de l’emploi, les situations de multi-activité et de multi-employeur se développent : bien que numériquement faibles – environ 1,4 million de personnes en 2014[2] –, elles peuvent tout à la fois être une opportunité dans un contexte de pénurie d’emploi comme un facteur d’approfondissement des inégalités entre les travailleurs. On pense notamment aux métiers des services à la personne qui sont massivement exercés par les femmes. Enfin, le développement de certaines activités permises par la révolution numérique comme les plateformes collaboratives (location de logement entre particuliers ou revente de biens d’occasion sur Internet) remet en question la définition et le périmètre du travail. À côté du défi qu’elles posent à l’appareil statistique, point qui est au cœur du rapport du Cnis, ces formes d’emploi questionnent également le financement de la protection sociale, dans la manière à la fois d’asseoir les prélèvements socio-fiscaux et de garantir l’acquisition des droits attachés aux personnes.

Une cartographie de l’emploi : distinguer formes et modalités d’emploi

En matière d’emploi, les catégorisations statistiques existantes ne rendent pas pleinement compte de la diversité des formes d’emploi : elles opposent traditionnellement le salariat au non-salariat et, au sein du salariat, le CDI aux formes particulières d’emploi (CDD, intérim ou apprentissage). Afin de préciser cette notion, le rapport du Cnis opère une distinction entre formes d’emploi et modalités d’emploi[3]. La forme d’emploi est définie comme l’ensemble des caractéristiques permettant de définir, repérer, normer et éventuellement interrompre une relation de travail rémunérée (contrat, statut, obligations fiscales et sociales attachées). Tandis que les modalités d’emploi qualifient l’exercice même de l’emploi (horaires, temps partiel, lieu de travail, revenus). C’est ainsi que le temps partiel ne constitue pas une forme d’emploi, mais une modalité d’emploi dans la mesure où il s’applique aussi bien au CDI qu’au CDD. Comme l’illustre la catégorie des « indépendants économiquement dépendants » [4] qui peuvent, par exemple, se voir imposer des horaires par leurs donneurs d’ordres, la forme d’emploi ne se réduit pas à un contrat.

À la lumière de cette distinction, le Cnis propose une cartographie des formes d’emploi (schéma 1). Celle-ci se fonde d’abord sur trois dimensions qui caractérisent le poste (ou l’activité) principal : l’autonomie, la tierce-partie et l’engagement de l’employeur. À ces trois dimensions caractérisant les formes d’emploi stricto sensu s’ajoute une quatrième qui a trait à la situation de la personne. Cette dernière dimension vise à mieux spécifier les modalités d’exercice de l’emploi, en termes de temps de travail, de lieu de travail et de revenus.

Schéma 1. Une cartographie des formes d’emploi en quatre dimensions

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billet-jean-flamand-schema-1.jpg, par fcausse

Source : France Stratégie, à partir de Gazier B., Picart C. et Minni C. (2016), op. cit.

Les relations de travail triangulaires : un essai de typologie

Le développement des statuts de travail salarié intermédié au cours des trente dernières années répond à l’émergence de nouveaux besoins en termes d’organisation du travail. On peut citer le détachement régulier de main-d’œuvre dans le cadre de la production d’un bien, le besoin ponctuel de main-d’œuvre dans le cadre du travail temporaire ou encore le prêt de travailleurs entre deux entreprises lorsque l’une d’elle voit son activité baisser. Plus récemment, les relations de travail intermédiées se sont étendues aux travailleurs indépendants. Là encore, ces nouvelles formes d’emploi reposent sur des logiques diverses telles que partager les coûts fixes d’une activité ou intégrer un réseau de distribution.

Le rapport du Cnis définit quatre critères permettant de caractériser ces formes d’emploi tripartites :

  • le rôle du tiers (payeur, payeur et en situation de service, non payeur ou ambiguë) ;
  • l’intermédiaire qui met en relation le salarié et l’utilisateur de main-d’œuvre ;
  • le caractère lucratif ou non du prêt de main-d’œuvre ;
  • la nature de l’utilisateur de main-d’œuvre (entreprise ou particulier).

Le croisement des deux premières dimensions de la cartographie (l’autonomie et la tierce-partie vue par le rôle du tiers) permet de dresser une typologie de ces formes d’emploi intermédiées (voir tableau 1). Celle-ci met en évidence la diversité de ces relations de travail triangulaires : dans certains cas, le tiers aura la qualité d’employeur ou bien son rôle visera simplement à rapprocher les parties. Dans d’autres cas, ce rôle sera plus complexe à identifier : on parlera de relation ambiguë comme c’est le cas pour la sous-traitance en régie (ou sur site) qui se distingue de l’intérim et que l’on retrouve dans le secteur informatique notamment. Le rapport du Cnis souligne que certaines de ces formes d’emploi triangulaires (le portage salarial, les coopératives d’activité et d’emploi et les groupements d’employeurs), « à travers lesquelles les pouvoirs publics souhaitent concilier besoin de flexibilité des entreprises et protection des travailleurs, n’ont pas connu le développement escompté, sans doute concurrencées par des formes plus souples comme, récemment, l’auto-entrepreneuriat. Déjà relativement anciennes, leur dynamique actuelle ne laisse pas envisager le franchissement symbolique du seuil de 100 000 emplois, seuil à partir duquel elles commenceraient à compter du point de vue statistique »[5]

Suite aux échanges lors du séminaire, on se propose d’ajouter en rouge – dans la typologie proposée dans le rapport – le détachement régulier de travailleur. Celui-ci trouverait en effet sa place dans la ligne « salarié » et la colonne « relation trilatérale pure ». Le Code du travail dispose en effet qu’un salarié est considéré comme détaché lorsqu’il « existe un contrat de travail entre [un employeur établi hors de France] et [ce] salarié et que leur relation de travail subsiste pendant la période de détachement »[6]. Par ailleurs, les contributions sociales salariales et patronales (droits en matière de chômage, de retraite et d’accident du travail) s’appliquent dans le cadre juridique du pays d’origine où exerce l’employeur (le tiers).

Tableau 1. Typologie des formes d’emploi avec un tiers

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billet-jean-flamand-tableau-1.jpg, par fcausse

Source : Gazier B., Picart C. et Minni C. (2016), op. cit., p. 69.

La statistique publique se place souvent sous l’angle du travailleur pour observer une relation de travail. Or il est aujourd’hui difficile de quantifier avec précision les relations de travail triangulaires notamment parce qu’elles font intervenir plusieurs acteurs : un salarié, un tiers et une entreprise utilisatrice de main-d’œuvre. Lorsqu’ils sont interrogés dans le cadre d’une enquête, les travailleurs eux-mêmes n’identifient pas avec précision les implications juridiques de ces relations multiples : ainsi, à la question de savoir quel est son client, le coursier hésitera entre le consommateur final et l’entreprise pour laquelle il livre. On retrouve également cette ambiguïté chez les salariés des particuliers employeurs avec mandataire – forme d’emploi fréquente dans les services aux particuliers (ménage domestique, cours particuliers, etc.) – dans la mesure où la rémunération peut s’effectuer par le particulier ou passer par le mandataire. Ces relations de travail impliquant un tiers complexifient donc la manière de construire les questionnaires et de collecter les données. Cette difficulté est d’ailleurs redoublée lorsqu’il s’agit d’harmoniser des enquêtes à un niveau européen ou international dans la mesure où la législation du travail est propre à chaque pays.

Au-delà des possibilités offertes par l’enrichissement à venir des données administratives (Déclaration Sociale Nominative (DSN) notamment), une alternative consisterait à se placer sous l’angle de l’utilisateur de main-d’œuvre. De ce point de vue, les données de la comptabilité d’entreprise pourraient être une piste intéressante pour mesurer le recours à l’externalisation. En effet, le compte 641 qui correspond aux rémunérations du personnel entendue au sens large (y compris le travail indépendant) permettrait de repérer le degré de recours d’une entreprise aux différentes formes de travail intermédiées et ses combinaisons possibles. Néanmoins, le compte 641 ne distingue pas ce qui relève, par exemple, d’une prestation de services sous traitée à une société d’expertise comptable (honoraires), de l’embauche d’un ou plusieurs indépendants, inscrits ou non dans une relation de travail intermédiée. 

Mieux mesurer les transitions professionnelles

Outre l’enjeu de mesure des formes particulières d’emploi, leur essor au cours des trente dernières années est venu renouveler le débat autour de l’accroissement des transitions professionnelles dont l’analyse est bien souvent réduite à suivre l’évolution de l’ancienneté dans l’emploi ou à comparer le stock d’emplois une année donnée aux flux d‘embauches au cours d’une année[7]. Partant de ce constat, on peut analyser la transition connue par une personne à travers deux photographies prises à un an d’intervalle. Bien qu’il offre une vision plus dynamique, cet indicateur conduit à un diagnostic partiel. Il ne permet pas, en effet, de suivre avec précision la trajectoire infra-annuelle sur le marché du travail. Une personne peut avoir été en emploi et au chômage plusieurs fois au cours d’une année, et sa position entre les deux dates restée inchangée. De surcroît, pour une même situation sur le marché du travail (alternance d’emploi et de chômage), la transition observée sera différente selon la date d’observation. C’est pourquoi il est nécessaire d’élargir l’horizon temporel pour s’intéresser aux personnes qui ont été au moins une fois en emploi dans l’année.

L’explosion des embauches en contrats très courts sur la dernière décennie explique largement le phénomène de rotation de la main-d’œuvre que l’on observe dans certains secteurs d’activité ou métiers. Pour autant, l’essentiel de ces mouvements est concentré sur un nombre limité de personnes qui enchaînent les contrats chez un même employeur (réembauche). Le fait de prendre en compte la situation de la personne au cours d’une année et de la caractériser au regard du statut et des modalités d’exercice de l’emploi (sous-emploi[8], temps partiel contraint[9], multiactivité, activité occasionnelle, contrats aidés) fournit une vision plus précise du marché du travail. Ainsi, on estime à partir de l’enquête Emploi de l’Insee qu’une personne sur trois, au moins une fois en emploi au cours de l’année est en situation d’emploi non standard (hors non salariat et CDI à temps plein ou partiel non contraint) (graphique 1). Si l’on se restreint aux personnes en emploi au cours de la semaine de référence de l’enquête cette situation est sous-estimée : elle ne concerne plus qu’une personne sur quatre.

Graphique 1. Répartition des actifs en emploi
selon leur statut et modalités d’emploi en 2014

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billet-jean-flamand-graphique-1.jpg, par fcausse

*Non-salariés en société, autres non-salariés à leur compte, titulaires de la fonction publique (y. c. élèves) et CDI (y. c. contractuels de la fonction publique) à temps plein ou partiel non contraint.
Champ : France entière, emploi moyen 2014, calculs effectués sur les ménages en première interrogation.
Source : présentation de Claude Picart, à partir de l’enquête Emploi 2014 de l’Insee.

Lorsqu’il s’agit de construire et de mettre en œuvre des catégories statistiques, le statisticien se heurte d’une part au caractère pluriel du phénomène qu’il cherche à appréhender et d’autre part au fait que celui-ci n’est pas figé dans le temps et dans l’espace[10]. Prenons l’exemple du concept d’ « emploi stable » : Pôle Emploi le définit dans ses études comme « l’ensemble des contrats d’une durée de 6 mois ou plus incluant les CDI, les CDD et les missions d’intérim de 6 mois ou plus ainsi que les créateurs d’entreprise et travailleurs indépendants »[11]. En matière de précarité d’emploi, on peut néanmoins relever qu’un CDI à temps très partiel, de surcroît contraint, peut être autant sinon plus précaire qu’un CDD à temps plein. Dès lors, l’opposition binaire CDI/CDD apparaît insuffisante. De même, la catégorie des non-salariés relève de manière conventionnelle des formes d’emploi dites « stables ». Or, la disparité des revenus est très forte au sein de cette catégorie : un autoentrepreneur perçoit en moyenne 460 euros nets par mois contre 3 100 euros pour un non-salarié « classique »[13].

De plus, un non-salarié peut nouer un lien de dépendance économique avec un client (« indépendant économiquement dépendant ») qui peut conduire à l’instabilité de ses revenus dans le cas d’une rupture de la relation commerciale notamment.

Afin de dresser un paysage de l’emploi plus précis, Claude Picart propose de caractériser le segment secondaire du marché du travail à travers un indicateur de contrainte qu’il définit selon quatre critères : le sous-emploi, le temps partiel contraint, le CDD ou l’intérim contraint[13] et le chômage. L’analyse qu’il propose – restreinte aux personnes ayant été au moins une fois en emploi dans l’année – conduit à situer les autoentrepreneurs au sein du segment secondaire (précaire) du marché du travail, c’est-à-dire sur le même plan que les salariés en CDD et en intérim. Ce segment s’oppose au segment primaire qui rassemble des personnes en emploi à temps plein ou temps partiel long. C’est dans ce souci d’une meilleure compréhension des situations de travail que le rapport fait des propositions pour amender et renouveler les indicateurs statistiques actuels en lien avec l’amélioration attendue de la Déclaration Sociale Nominative (DSN) sur la connaissance du contrat. Il plaide également pour des indicateurs de suivi des transitions et des trajectoires dont la diffusion reste insuffisante en France.


[1] Gazier B., Picart C. et Minni C. (2016), La diversité des formes d’emploi, Rapport du Cnis, mars.

[2] Létroublon C. et Mourlot L. (2016),  « Les pluriactifs : quels sont leurs profils et leurs durées de travail ? », Dares analyses, n°060, octobre.

[3] Voir la présentation de Bernard Gazier.

[4] Un indépendant est « économiquement dépendant » lorsqu’il a un unique client ou effectue un pourcentage minimum de son chiffre d’affaires avec cet unique client. Voir le rapport Travailleurs indépendants économiquement dépendants : Mesures statistiques, enjeux et opportunités publié dans le cadre du Programme Relations Industrielles et Dialogue Social de la Direction Générale Emploi, Affaires Sociales et Inclusion de la Commission européenne.

[5] Gazier B., Picart C. et Minni C. (2016), op. cit., p. 62.

[6] Voir l’article L1262-1 du Code du travail.

[7] Voir la présentation de Claude Picart.

[8] Selon l’Insee, le sous-emploi comprend les personnes actives occupées au sens du BIT qui remplissent l'une des conditions suivantes :

- elles travaillent à temps partiel, souhaitent travailler davantage et sont disponibles pour le faire, qu'elles recherchent activement un emploi ou non ;

- elles travaillent à temps partiel (et sont dans une situation autre que celle décrite ci-dessus) ou à temps complet, mais ont travaillé moins que d'habitude pendant une semaine de référence en raison de chômage partiel (chômage technique) ou de mauvais temps.

[9] Un salarié est à temps partiel « contraint » ou « subi » lorsqu’il déclare exercer ce temps partiel faute d’avoir trouvé un emploi à temps plein.

[10] Voir Desrosières A. (1992), « Séries longues et conventions d'équivalence », Genèses, n°9, p. 92-97.

[11] Voir Jasaroski E. et Poujouly C. (2015), « Enquête sortants de formation 2014 », Éclairages et Synthèses, n°13, juillet.

[12] Notons que les revenus des auto-entrepreneurs sont limités en raison des plafonds imposés sur le chiffre d’affaires réalisé. Voir Omalek L. et Rioux L. (2015), « Panorama de l’emploi et des revenus des non-salariés », in Emploi et revenus des indépendants, coll. « Insee Références », février, p. 11-28.

[13] Le CDD ou l’intérim contraint sont repérés dans l’enquête Emploi à partir de la question suivante « Est-ce votre choix d’être en CDD / en contrat saisonnier / en mission d’intérim ? ». Les enquêtes ont la possibilité de répondre oui ou non.

Auteurs

Jean Flamand
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Flamand
Travail, emploi, compétences

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