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Point de vue
Publié le
Mardi 21 Avril 2020
Les circonstances sanitaires actuelles ont engendré une situation proprement inédite d’un point de vue énergétique et en particulier électrique, en raison d’une cessation instantanée d’une grande partie de l’activité et donc de la consommation.
Impacts de la crise du Covid-19 sur le système électrique
France Stratégie publie des analyses de fond, et des études de prospective à moyen et long termes pour contribuer à la décision publique et à l’information de l’opinion. Tous les agents de France Stratégie et la plupart de leurs interlocuteurs sont en télétravail, ce qui nous permet d’assurer la continuité de cette mission tout en respectant les consignes de confinement. Nous sommes ainsi en mesure d’achever et de publier les travaux engagés avant la crise sanitaire. Nous lançons en parallèle de nouveaux travaux qui prendront en compte la crise elle-même et ses conséquences.

La première conséquence a été une chute des prix de marché accompagnée d’une forte volatilité. La situation est aujourd’hui neutre pour le consommateur, la baisse des prix de marché de gros du kWh n’étant pas répercutée au client domestique. Mais une grande incertitude règne sur la période qui suivra la crise actuelle.

La deuxième conséquence est une fragilisation du système alors que l’électricité est devenue un bien essentiel – pour ne pas dire vital – à notre économie, ne serait-ce que parce qu’elle alimente tous nos systèmes d’information et de télécommunication. Si certains établissements comme les hôpitaux disposent de générateurs de secours, ces appareils ont une durée de fonctionnement limitée à quelques jours.

Ce point de vue analyse l’impact présent sur le système électrique et esquisse une stratégie pour la reprise. Une fois la crise derrière nous, des grands pans de l’économie et du secteur industriel devront être soutenus afin de maintenir le tissu productif. Le parc de production d’électricité de la France est un atout sur lequel s’appuyer pour relancer l’économie.

La demande s’est affaissée et la courbe de charge s’est modifiée

Les chiffres de consommation journalière d’électricité révèlent une forte baisse de la demande, de l’ordre de 15 % à 20 % en moyenne les deux premières semaines du confinement par rapport à un mois de mars « classique »[1]. La consommation en semaine s’apparente actuellement à ce qu’elle est un jour férié en temps normal (voir graphique 1). Cela s’explique avant tout par le ralentissement de l’activité économique.

En outre, les rythmes de consommation au cours de la journée se trouvent modifiés, avec un effacement de la pointe matinale, preuve supplémentaire de la baisse de consommation du secteur productif. Cette évolution peut avoir des conséquences importantes sur un secteur très sensible aux variations.

Graphique 1 – Consommation journalière d’électricité,
avant et pendant le confinement

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Lecture : la consommation du jeudi 26 mars 2020 présente un profil très proche de celle du lundi de Pâques 2018, et nettement plus faible que celle du jeudi 28 mars 2019.

Source : RTE (2020), « L’impact de la crise sanitaire (Covid-19) sur le fonctionnement du système électrique », 8 avril 

Des prix en forte baisse qui grèvent les revenus des acteurs du secteur

En temps normal, pour répondre à la demande, les moyens de production sont appelés suivant des coûts marginaux croissants : d’abord les énergies renouvelables (hors hydraulique[2]), qui sont prioritaires sur le réseau, ensuite le nucléaire, enfin les centrales à gaz ou au charbon. Si ces dernières sont moins appelées, ce qui est le cas avec une moindre demande, les prix de marché baissent. Les systèmes électriques des pays européens étant largement interconnectés et les marchés couplés, les baisses de prix se sont généralisées sur le continent au fil des ordres de confinement, y compris pour les contrats à terme en 2021 et 2022, preuve que le marché anticipe une crise assez longue.

Ce mouvement a été dans un premier temps amplifié par la chute concomitante du prix du carbone sur le marché européen, qui a perdu environ 40 % depuis début mars, passant de 25 €/t à 15 €/t environ. Selon le cabinet international Sia Partners, le confinement réduit chaque jour les rejets de CO2 de 58 % en Europe. S’il devait se prolonger sur 45 jours, la baisse serait de 5 % en bilan annuel. Ce prix s’est à nouveau apprécié, en particulier depuis qu’EDF a annoncé une baisse de sa production nucléaire à 300 TWh pour 2020, et peut-être parce que le marché anticipe une reprise économique à base de fossiles très bon marché. Néanmoins, la plus grande incertitude règne sur son évolution future, qui dépendra de la vigueur de la reprise et de sa nature.

Graphique 2 – Prix de la tonne de CO2 sur le marché européen, janvier-avril 2020

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Lecture : le prix du carbone sur le marché européen, qui était supérieur à 25 €/t à la mi-janvier, est tombé à 15 €/t le 23 mars 2020.  

Source : France Stratégie, données EEX-spot

Cette baisse des prix et des quantités a un impact négatif sur les revenus des différents acteurs du secteur, les producteurs, les fournisseurs et les gestionnaires de réseau. Outre l’impact mécanique de la baisse des ventes à un tarif déjà fixé, les producteurs non soutenus (EDF, Engie en France) voient diminuer leurs revenus associés aux quantités qu’ils écoulent sur les marchés. En France, cette situation est amortie pour EDF dont la production nucléaire est rémunérée de manière administrée, soit dans le tarif réglementé, soit via le mécanisme de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Ce mécanisme qui oblige EDF-producteur à alimenter les fournisseurs alternatifs en énergie nucléaire au prix régulé de 42 €/MWh (pour une quantité limitée à 100 TWh, soit un quart de la production nucléaire totale²) se retourne à l’avantage d’EDF avec la crise.

En effet, les fournisseurs « alternatifs » – Total, Engie et d’autres – non seulement voient leurs ventes diminuer mais se retrouvent piégés par un « effet ciseau ». Les prix de marché en début d’année (environ 50-55 €/MWh) ayant été nettement supérieurs à celui de l’ARENH, ils avaient massivement opté pour ce mécanisme, en réclamant même une augmentation des volumes alloués. Certains d'entre eux, dont la liste n'est pas connue [*], demandent aujourd’hui l’activation de la clause de « cas de force majeure » pour suspendre leurs contrats d’approvisionnement et opter pour le marché qui atteint en moyenne 20 €/MWh. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) a opposé une fin de non-recevoir à cette demande[3]. Le 6 avril, les fournisseurs alternatifs ont toutefois attaqué la CRE devant le Conseil d’État, qui a rejeté leur requête le 18 avril. Le différend portait sur des milliards d’euros, au vu des écarts de prix et des volumes en jeu. [* Engie a signalé après publication de ce point de vue qu'elle n'était pas dans la liste des fournisseurs ayant demandé l'activation de la clause de force majeure auprès de la CRE.]

Sur le marché des particuliers, comme les prix sont fixés, cet effet ciseau se traduit par un manque à gagner plutôt que par une perte pour les fournisseurs alternatifs. Sur le marché des entreprises les plus consommatrices en énergie, clientèle plus prompte à faire jouer la concurrence, les pertes éventuelles pour ces fournisseurs dépendent des contrats souscrits.

S’agissant des volumes souscrits, le mécanisme de l’ARENH stipule qu’ils doivent être effectivement soutirés sous peine de pénalités. La CRE a toutefois demandé la suppression de ces pénalités en 2020 car la baisse de la consommation est consécutive à la décision politique de confinement. À noter par ailleurs qu’EDF et les fournisseurs d’énergie devront accepter de décaler le paiement des factures des entreprises en difficulté pendant toute la crise du Covid-19.

Pour les gestionnaires de réseau – RTE et ENEDIS en France –, l’impact va être une diminution des recettes car le tarif d’utilisation (TURPE) est basé sur les kWh acheminés, dont la quantité diminue. Leurs dépenses étant essentiellement constituées d’investissements, le TURPE devra nécessairement augmenter en 2021 pour couvrir ces dépenses[4], faisant augmenter le prix du kWh au consommateur final. Le réseau comptant pour moitié environ de ce prix HT, une diminution de 10 % de la consommation d’électricité induirait en première approximation une augmentation du tarif de 5 %.

La baisse des prix du marché de gros va également augmenter mécaniquement le coût du soutien public aux énergies renouvelables disposant d’un tarif d’achat garanti sur la presque totalité des volumes produits – soit la quasi-totalité des installations hors grande hydroélectricité. Avec un tarif d’achat de 70 €/MWh (une valeur moyenne pour l’éolien) et un prix de marché de 55 €/MWh, le coût du soutien est de 15 €/MWh. Avec un prix de marché de 20 €/MWh, ce coût passe à 50 €/MWh. Il va entraîner un déséquilibre du compte d’affectation spécial Transition énergétique rattaché au budget de l’État et alimenté par la taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE), dont les recettes sont par ailleurs en forte diminution : les dernières estimations faisaient état d’une perte de 1,5 milliard d’euro, en raison de la chute de la consommation de produits pétroliers suite aux mesures de confinement. Rappelons qu’au titre de 2020, le soutien aux énergies renouvelables électriques représente 65 % des charges de service public de l’énergie, soit environ 5,2 milliards d’euros selon la CRE.

La très grande majorité des producteurs d’énergie renouvelable ne sont pas touchés par la crise puisque les quantités d’électricité produite dépendent de l’apport éolien et de l’ensoleillement, et que le prix d’achat est garanti sur la quasi-totalité des volumes produits[5]. Seuls des producteurs de biométhane et de chaleur renouvelable font état de difficultés, la main-d’œuvre agricole étant déficitaire et réservée en priorité à la récolte des cultures vivrières.

Un système électrique instable avec des marges réduites

Quand la demande baisse, on voit augmenter dans l’offre totale la part des moyens de production non pilotables – c’est-à-dire ceux dont on ne peut pas faire varier la puissance sauf à les arrêter, typiquement l’éolien et le solaire mais aussi certaines tranches nucléaires ou à gaz momentanément non flexibles. La part de ces moyens de production non pilotables peut même dépasser la demande. Dans ce cas, la priorité d’injection sur le réseau des énergies renouvelables conduit les gestionnaires de ce réseau à arrêter des centrales conventionnelles – au charbon, gaz ou nucléaire –, pourtant par nature flexibles et permettant d’assurer l’équilibre offre-demande à court terme. À cela s’ajoute le fait que de nombreuses installations industrielles sont à l’arrêt, privant le système d’un levier important d’ajustement de la consommation. De fait, la marge assurée par certains industriels ayant la possibilité de faire varier leur production et ayant contractualisé le fait de moduler leur consommation d’électricité à la demande de RTE se réduit.

Le mois de mars et la première période d’avril qui incluent la période de confinement ont été particulièrement ventés et ensoleillés et sont typiques d’une telle situation. La demande y a été si basse par moments, les week-ends en particulier, que plusieurs centrales nucléaires et conventionnelles ont été mises à l’arrêt en Europe, générant des épisodes de prix négatifs particulièrement longs (voir graphique 3). Les centrales à gaz dont le coût marginal de fonctionnement est généralement le plus élevé sont les premières à être arrêtées, alors que ce sont souvent les plus flexibles.

Graphique 3 – Courbe des prix spot du prix de l’électricité sur le marché de gros européen, par pays, le 13 avril 2020, lundi de Pâques

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Lecture : de minuit à midi les prix sont quasiment nuls car seules sont actives les centrales à coût marginal de fonctionnement très faible (ENR et nucléaire). En début d’après-midi, les prix deviennent négatifs en raison d’une production solaire trop importante pour être absorbée par la demande. Arrêter une centrale – en général nucléaire, mais aussi au charbon voire au gaz – pour quelques heures coûte en effet plus cher que de payer des consommateurs pour en absorber la production.

Source : RTE - ECO2mix

La sécurité d’approvisionnement à très court terme s’en trouve fragilisée, comme c’est le cas actuellement en Grande-Bretagne, du fait de son insularité et de sa faible connexion avec l’Europe continentale. Un black-out a déjà eu lieu le 9 août dernier (un vendredi soir), affectant 1,15 million de consommateurs, avec des répercussions sur les services de transports (trains, aéroports, coupure des feux de signalisation), hospitaliers et de traitement de l’eau.

L’Allemagne, qui dispose de très importantes capacités éoliennes et solaires, a pour sa part connu, pour les mêmes raisons, plusieurs situations de « quasi-black-out » en juin 2019[6]. Elle profite heureusement d’une position géographique centrale privilégiée en Europe pour exporter ses excédents quand elle en a et importer dans les périodes sans vent et sans soleil, comme le montre le graphique 4 pour la troisième semaine de mars 2020. Les échanges varient de plus ou moins 10 GW dans la même semaine selon que l’éolien produit ou non, ce que permettent les interconnexions (sans elles, l’Allemagne aurait sans doute connu des black-out).

Graphique 4 – Production d’électricité en Allemagne par moyens de production
et solde des échanges, semaine 12 de 2020

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Lecture : en milieu de période, la production éolienne est très faible et l’Allemagne importe massivement, à l’inverse de la fin de période.

Source : Fraunhofer, Energy Charts

Conséquences pour l’avenir

La chute impressionnante de l’activité économique engendrée par le confinement aurait pu créer des marges de manœuvre facilitant la gestion du système de production, de transport et de distribution de l’électricité. Il n’en est rien. Plusieurs effets de la crise fragilisent ce système plutôt qu’ils ne le consolident :

  • La crise augmente la part relative des énergies renouvelables intermittentes dans la production d’électricité, ce qui accroît la volatilité des volumes produits (et de manière corollaire des prix de marché) et nécessite la présence de plus de moyens flexibles sur le réseau, alors que ceux-ci se trouvent mis à l’arrêt ;
  • La crise conduit, pour des raisons tenant aux règles du confinement ou aux difficultés d’approvisionnement, à décaler un certain nombre de travaux de maintenance ou de chargement de combustible qui devaient avoir lieu d’ici l’hiver prochain sur divers moyens de production (centrales thermiques – nucléaires ou fossiles – mais aussi énergies renouvelables). Ce décalage risque de peser sur la disponibilité des centrales pilotables au moment où le froid pourrait conduire à les solliciter davantage. Les fragilités intrinsèques du système électrique européen pourraient ainsi être exposées dans les mois à venir ;
  • La chute des cours de gros résultant de la baisse des volumes pèsera sur les comptes d’EDF ; les bénéficiaires du mécanisme de l’ARENH ne pourront tirer parti de la baisse des cours, puisqu’ils ont le plus souvent opté pour un prix fixe. Ils pourront en outre subir la concurrence des opérateurs ne l’ayant pas fait dans des conditions défavorables.

En conclusion, les conséquences de la chute d’activité sur la consommation d’électricité invitent à réexaminer la robustesse des systèmes français et européen de production, de transport et de distribution d’électricité. Des évolutions importantes devront être étudiées pour que ces systèmes puissent répondre dans de bonnes conditions de sécurité aux défis des années à venir. La décarbonation de l’économie conduira en effet à une hausse marquée de la part de l’électricité dans la consommation d’énergie, et nos systèmes n’y sont pas prêts. Les travaux publiés par France Stratégie fin 2019[7] seront prolongés pour contribuer à poser les termes des réflexions à mener sur le sujet.


 

[1]  RTE (2020), « L’impact de la crise sanitaire (Covid-19) sur le fonctionnement du système électrique »,  8 avril. 

[2] Celui-ci est géré avec des règles complexes pour optimiser ses fonctions de stockage et la flexibilité qu’il apporte au système.

[4] Ce calcul est effectué chaque année par la CRE. Si le tarif était majoritairement basé sur la puissance, comme le recommande entre autres le document de travail de France Stratégie « Les réseaux de distribution d’électricité dans la transition énergétique » (novembre 2019), ce type de variation n’existerait pas.

[5] Pour être exact, depuis 2015, lors des périodes de prix négatifs, les producteurs ne sont plus rémunérés. En revanche, si le producteur d’énergies renouvelables (éolien en général) voit sa production interrompue par le gestionnaire de réseau pour des raisons techniques, il est rémunéré à hauteur de ce qu’il aurait pu produire. Pour l’instant, ces deux quantités sont marginales.

[6] Voir par exemple Handelsblatt (2019), « Bei der Stromversorgung wiegt sich Deutschland in trügerischer Sicherheit », 4 juillet : « Fourniture d’électricité en Allemagne, une sécurité trompeuse ».

[7] Beeker E. (2019), « Les réseaux de distribution d’électricité dans la transition énergétique », France Stratégie, Document de travail, n° 2019-07, novembre ; Auverlot D., Helm D., Bettzüge M. O. et Roques F. (2019), « Le système électrique européen confronté à l’accord de Paris », France Stratégie, Document de travail, n° 2019-08, novembre.


Infographie

 

Covid19 : une menace pour notre système électrique ?

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Podcast

France Stratégie · L'impact de la crise du Covid-19 sur le système électrique

Auteurs

Etienne Beeker
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Marie
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