Back to
Point de vue
Publié le
Lundi 24 Octobre 2016
Dans « Le Monde » du 18 octobre, le sociologue Louis Chauvel accusait le dernier rapport de France Stratégie de nier le déclassement systémique dont la société française serait victime. Jean Pisani-Ferry, le commissaire général de l’organisme, lui répond.
Rapport - Lignes de faille, une société à réunifier

Louis Chauvel semble avoir fait sienne la maxime d’Oscar Wilde qui, pour ne pas se laisser influencer, ne lisait jamais les livres dont il devait faire la critique.

Que dit en effet « Lignes de faille », le rapport qui suscite son animosité ? Certainement pas que la France va bien ni que les Français devraient se contenter de leur sort. Une décennie ou presque sans croissance du revenu par tête, cela ne s’était pas vu depuis soixante-dix ans.

Un pays où le patrimoine des 10 % les plus riches est huit fois supérieur au patrimoine médian ne peut être qualifié d’égalitaire. Un taux de chômage de 50 % des jeunes non qualifiés, c’est un désastre. Un écart de sept points, à qualification égale, entre le taux de chômage des descendants d’immigrés et celui des natifs, c’est une insulte à l’égalité.

Tous ces faits, et bien d’autres, forment la base du rapport. Mais ce que nous relevons aussi, c’est la propension des Français à dépeindre systématiquement le gris en noir. La pauvreté atteint 14 % d’entre eux contre 22 % des Espagnols, mais la crainte de devenir pauvre est plus répandue que chez notre voisin.

La classe moyenne rassemble deux Français sur trois contre un Américain sur deux, mais nous nous représentons la société comme plus pyramidale qu’eux ; la France des territoires s’alarme de son unité perdue, mais nous sommes le pays parmi les grands d’Europe où l’inégalité entre régions reste la plus faible. Et ainsi de suite.

Les raisons d’un hiatus

Quelle conclusion tirer de ce hiatus récurrent ? Certainement pas que les chiffres ont raison et les Français tort, mais pas non plus l’inverse. Donner des leçons à nos concitoyens ou, au contraire, flatter leur penchant à la noirceur ne fera pas avancer le débat.

Ce qu’il faut, en revanche, c’est tirer au clair les raisons de la distance entre leur lecture et celle des statisticiens. C’est ce à quoi nous nous sommes attachés dans notre rapport.

Sans doute y a-t-il des explications spécifiques à tel ou tel écart entre perception et chiffres. Si nous sommes, par exemple, plus inquiets que d’autres de l’inégalité, c’est parce que notre demande d’égalité est plus forte.

Les Français, aussi, entendent certains concepts différemment des statisticiens. S’agissant, toujours, des inégalités, ils ne se satisfont pas du constat que la dispersion des revenus a beaucoup moins progressé qu’ailleurs parce que, pour eux, la question renvoie tout autant aux entorses à l’égalité des chances ou aux inégalités de patrimoine. En pareil cas, vouloir les détromper serait tout aussi malheureux que d’ignorer ce que nous disent les comparaisons internationales.

Le pessimisme des Français est cependant trop systématique pour relever d’explications partielles. Ce qu’il désigne en définitive, c’est un doute sur les institutions économiques, politiques et sociales qui organisent notre vie collective : l’entreprise, l’école, le service public, la Sécurité sociale, l’État régalien, la démocratie représentative.

Leur propension à diagnostiquer le pire traduit une immense perte de confiance dans la capacité de ces institutions à mobiliser leurs potentialités, individuelles et collectives. Cette perte de confiance les conduit à redouter que chaque écueil représente une occasion de trébucher : l’impasse collective redouble et amplifie les difficultés individuelles du quotidien. Chacun se vit comme un outsider et redoute que les institutions communes fonctionnent à son détriment.

Un nouveau contrat social

Prenons l’école : comme l’a montré un autre travail de France Stratégie (« Quelle finalité pour quelle École ? », par Son Thierry Ly), elle se trouve en permanence soumise à des injonctions contradictoires et peine à répondre aux attentes de nos concitoyens.

Elle ne parvient vraiment ni à donner à chaque enfant la chance de réaliser son potentiel, ni à préparer l’insertion des jeunes dans l’emploi, ni à doter tous les élèves d’une culture commune, mais elle oscille entre ces finalités et en revient sans cesse à l’impératif de classer et d’organiser entre les élèves une concurrence formellement égale.

Pour les parents, pour les enfants, cette incertitude quant à ce qu’ils peuvent demander à l’école est source d’une très grande anxiété.

Finalement, la société que décrit notre rapport est sans doute traversée de failles moins profondes que celles que perçoivent nos concitoyens. Mais, parce que chacune d’entre elles met en lumière une défaillance du contrat social, elles induisent davantage d’inquiétude que des fractures qui seraient plus prononcées, mais susceptibles de solutions mieux repérées.

Si tel est bien le cas, le pessimisme des Français est une forme de lucidité, non pas tant sur le constat de la situation que sur notre capacité à la transformer.

C’est d’une nouvelle grammaire de la vie en commun qu’ils sont aujourd’hui en attente. Cela passe par la clarté des règles et l’universalité de leur application ; par la précision des missions assignées aux institutions ; par la redéfinition du contrat social ; mais certainement pas par l’hystérisation des divisions qui nous traversent.

A lire sur le site du journal Le Monde

Auteurs

Jean Pisani-Ferry
Jean
Pisani-Ferry
Anciens auteurs de France Stratégie

Sur le même sujet

Tous nos travaux sur  :