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Publié le
Vendredi 18 Novembre 2022
Il arrive que l’État doive prendre des décisions explicites engageant le très long terme, sur des horizons de temps allant parfois au-delà de la durée de vie prévisible de tous les êtres humains vivants aujourd’hui.
Interview ESE "Très long terme" - Image principale

Poser les bonnes questions, esquisser les pistes de réflexion qui pourraient aider à s’y retrouver, c’est l’objet de ce dialogue informel entre trois experts particulièrement compétents sur ce type de questions : Jincheng Ni, chef de projet au département Développement durable et numérique de France Stratégie, ainsi qu’à deux membres du Comité d'évaluation socioéconomique des projets d'investissements publics : Aude Pommeret, professeur de sciences économiques à l’université Savoie Mont Blanc, et Émile Quinet, professeur émérite à la Paris Scool of Economics. Cet entretien ne prétend pas trancher la question ; mais ouvrir des voies à explorer pour apprendre à mieux poser ces problèmes. Nous vous souhaitons une bonne et stimulante lecture.

Investissement de très long terme : « le futur nous réclame d’être responsable »

Penser une société décarbonée à 2050 nécessite déjà de faire des hypothèses nombreuses, et parfois contrastées, face à l’incertitude. Alors que dire d’un projet, Cigéo (centre de stockage géologique profond des déchets radioactifs), dont la durée de réalisation avoisine les 150 ans, avec des bénéfices se matérialisant sur des milliers d’années ?! C’est la question que nous avons posée, à la sortie d’une conférence sur « le très long terme » organisée par France Stratégie le 22 septembre 2022, à Jincheng Ni, Aude Pommeret et Emile Quinet.

La réalisation du projet Cigéo s’étale jusqu’en 2145, date à laquelle tous les colis de déchets radioactifs de l’inventaire de référence (déchets produits et à produire par les installations nucléaires existantes jusqu’à leur fermeture) auront été stockés dans le centre. Après cette date, le centre de stockage Cigéo pourra être fermé : la couche géologique se substituera aux actions de surveillance réalisées par la société afin de permettre une « sécurité passive ». C’est un projet beaucoup plus coûteux pendant les cent cinquante prochaines années que son contrefactuel (l’enfouissement longue durée) mais qui présente l’avantage d’être une solution pérenne, c’est-à-dire sécurisée sans qu’il y ait nécessité d’intervention au-delà de 150 ans. Les résultats de la contre-expertise de ce projet montrent que ce sont les dommages sanitaires et environnementaux susceptibles d’advenir en l’absence d’une telle sécurité passive, même si on les suppose de taille très raisonnable, qui sont à l’origine des bénéfices de Cigéo.

À partir de quel horizon, de quel avenir peut-on commencer à parler de « très » long terme et pourquoi ?

Émile Quinet : La notion de très long terme dépend de l’objet qu’on considère. En astronomie, la prévision à 200 ou 300 ans, reste du court terme parce qu’on peut encore prévoir quand le soleil va se lever. En revanche les cours de la bourse, à 2 ans, c’est le flou complet. Pour les évolutions de la société, le très long terme débute au moment où on ne peut plus raisonnablement faire des prévisions, c'est-à-dire entre 100 et 300 ans.

Aude Pommeret : Le très long terme reste déterminé par la nature du projet. Typiquement le projet Cigeo nous oblige à penser le très long terme . Mais c’est aussi le « moment » où on commence à considérer que ça engage les générations futures très lointaines, que nous ne connaîtrons jamais.  

JN : Tous les investissements publics [dans le cadre l’évaluation socioéconomique] engagent au moins une génération future [dès que leur durée de vie équivaut ou dépasse 25 ans]. Je dirais donc que le très long terme, engage, lui, plusieurs générations futures et c’est un futur qu’on ne peut pas concevoir cognitivement sur le plan technologique comme psychologique.

EQ : Il y a aussi une dimension psycho-affective : le très long terme concerne les générations dont on ne connait ou ne connaitra pas le nom des gens. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui du fait de l’incertitude. Par exemple celles et ceux qui ont pensé les centrales nucléaires il y a 70 ans extrapolaient l’avenir. Le futur était vu comme une prolongation du passé. Au même horizon actuellement on est déjà dans l’incertitude.

Après, il y a aussi des projets qui apparemment n’engagent pas les générations futures mais qui ont finalement des effets à des centaines ou milliers d’années. La via Apia à Rome [voie romaine de près de 500 km dont la construction débute en 312 avant J.C] fonctionne toujours !

AP : Idem pour le viaduc du Gard [pont-aqueduc construit par les Romains au 1er siècle de notre ère]. On peut dire que le projet a affecté (positivement) les générations futures même si ses initiateurs n’ont pas pensé a priori qu’il les engageait.

Est-ce que, quand on conçoit un projet à très long terme aujourd'hui, on cherche à maximiser sa valeur ajoutée en termes d’adaptation au changement climatique ? Vous parlez notamment de « résilience » des projets. Qu’est-ce que ça signifie pour un projet d’investissement public ?

EQ : Il y a deux formes de résilience, d’une part celle en lien avec des aléas qu’on peut identifier, par exemple les effets du changement climatique, et d’autre part celle plus générale qui concerne des aléas non identifiés. Dans ce cas, elle dépend de la manière dont le projet est conçu mais aussi de la manière dont il est géré, c'est-à-dire de notre capacité à mener une veille suffisante pour capter les signaux faibles du changement.

JN : La résilience du projet lui-même se mesure en se demandant si le projet tiendra face à tel ou tel risque. Ensuite « est-ce que le projet contribue à la résilience de la société ? », c’est une autre question. Normalement oui. Quand on réalise un projet c’est que sa VAN [valeur actualisée nette] est positive, c'est-à-dire qu’il contribue au bien-être collectif, à la prospérité de la société. Plus généralement la question de la résilience, c’est comment, en cas de catastrophe qui abîmerait le projet, la société peut (ou pas) résister à cet état le temps au moins d’y remédier.

AP : D’où l’intérêt des « scénarios KO » [par symétrie avec le « scénario OK »]. Ils permettent de s’autoriser des visions d’un monde très différent de celui qu’on connait pour évaluer comment le projet interagirait avec cette société-là : institutions dégradées, normes de sécurité non respectées, croissance négative…

Alors justement comment prend on en compte l’incertitude dans une démarche d’évaluation socioéconomique pour un projet d’investissement de très long terme ?

AP : Cette prise en compte est évidemment d’autant plus difficile et d’autant plus importante que l’échéance est lointaine. D’où l’idée de simplification à l’extrême proposée dans notre contre-expertise Cigeo qui consiste à prendre deux scénarios très contrastés. L’évaluation socioéconomique a regardé un scénario « tout continue comme aujourd'hui » et un scénario « croissance nulle ». La contre-expertise de cette évaluation était un peu plus pessimiste avec un scénario « stagnation » et un scénario « catastrophe » sur le plan économique.

EQ : Cette différence dit quelque chose sur le très long terme. Un scénario à dix ans est toujours à peu près balisé par extrapolation des tendances et connaissances présentes. Mais à cent ou mille ans, ça devient un exercice d’imagination et là on peut effectivement avoir des hypothèses très contrastées.

JN : Sur un projet comme Cigéo, à horizon de 400 ans, on est obligé de construire des scénarios avec des variantes, des scénarios alternatifs « de rupture ». Ce qui est discuté aujourd'hui c’est l’utilité de faire la même chose pour des projets de plus court terme. Pour les tester en situation de « risque systémique », et évaluer leur résilience.

EQ : D’autant qu’on a peu d’outils méthodologiques robustes pour mesurer l’incertitude et convaincre le décideur.

AP : Le problème est de bien veiller à ne pas négliger des risques dont la probabilité d’occurrence semble négligeable à court terme, mais dont on a peu d’idées dans le plus long terme. Dans ce domaine, on pourrait apprendre des réassureurs. Leur métier [assurer les compagnies d’assurance] les amène à s’occuper des risques de faibles fréquences mais à conséquences gigantesques : « le très grand risque ». Et pour ça, ils ont développé des modèles probabilistes d’estimation du risque qui pourraient être expérimentés par l’évaluation socioéconomique. Il y a aussi des vrais théoriciens de l’incertitude dont certains ont contribué à l’expertise Cigéo.

Revenons à la question « éthique », comment fait-on pour prendre des décisions aujourd'hui qui concerneront des générations multiples et futures très lointaines ?

AP : Il y a deux points de vue qui s’opposent. Le premier consiste à dire : on ne va pas payer aujourd'hui des montants astronomiques pour le bénéfice de générations lointaines, qui seront a priori plus riches que nous. Le second, strictement opposé, consiste à dire : on a un devoir moral, on ne peut pas faire comme si ces générations futures n’existaient pas. Cette dichotomie est un vrai dilemme moral.

L’autre question, tout aussi difficile à trancher, c’est celle de la liberté de choix qu’on laisse aux futures générations. Dans le cas de Cigéo, c’est choisir entre une certaine réversibilité, permise par l’enfouissement longue durée (l’alternative à Cigéo) en laissant la possibilité aux générations futures de reprendre les colis [de déchets radioactifs] pour en faire autre chose si, entre temps, de meilleures solutions [de stockage ou de réutilisation] sont trouvées, ou bien enfouir ces déchets maintenant de manière irréversible grâce à Cigéo en se disant qu’on leur laisse davantage de choix sur d’autres décisions en tranchant celle-ci pour eux maintenant.

EQ : Une question peut illustrer le premier point : Cigéo coûte 25 milliards d’euros ; on se dit « ok il faut le faire », c’est une question de devoir de protection des générations futures. Mais la réponse serait-elle la même si le coût de Cigéo était de 250 milliards ou 2 000 milliards ?! Rien n’est moins sûr ! C’est donc qu’il y a une balance entre les considérations éthiques relatives à la protection des générations futures et les considérations économiques de court ou moyen terme.

Propos recueillis par Céline Mareuge, journaliste web

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