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Point de vue
Publié le
Lundi 08 Décembre 2014
Marine Boisson-Cohen, chargée de mission à France Stratégie, et Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po, proposent un billet sur la dualisation sociale de l'Europe.
La dualisation sociale de l’Europe

Les évolutions récentes en matière socioéconomique et d’emploi en Europe ne sont plus caractérisées par un rapprochement progressif des situations entre les États membres les plus performants et les moins avancés. Depuis 2008, les pays du nord de l’Europe (autour de l’Allemagne, de l’Autriche, des pays nordiques et de certains pays de l’Est proches de l’Allemagne) ont été plus résilients face à la crise que les pays de la périphérie sud et est de l’Europe engagés dans un processus d’ajustement long et incertain. Les écarts se creusent sur différentes dimensions – l’emploi, la pauvreté, la situation de la jeunesse. La dynamique de convergence entre Etats membres, qui a longtemps accompagné le processus d’intégration européenne, est en panne – elle pourrait l’être durablement en l’absence de réponses communes à l’échelle de l’Union européenne et de la zone euro.

De la convergence à la divergence

C’est au sein de la zone euro que les divergences sont les plus marquées, particulièrement en matière d’emploi et de chômage (cartes 1 et 2). À l’automne 2014, les taux de chômage, et notamment ceux des jeunes (15-24 ans), demeurent à des niveaux historiquement élevés, à respectivement plus de 10 % et 20 % dans l’UE-28 (11,5 % et 23,3 % dans la zone euro). Mais ces moyennes recouvrent d’importantes disparités : les taux de chômage s’échelonnent de 5 % en Allemagne – mieux qu’avant-crise – et en Autriche, à 24 % en Espagne et 26,4 % en Grèce (pour les jeunes, de 7,6 % en Allemagne et 9,1 % en Autriche, à 53,7 % en Espagne et 50,7 % en Grèce). 

Ce nouveau phénomène de divergence s’explique en partie par la non-soutenabilité des évolutions au sein de la zone euro dans les années 2000, avec une dégradation de la compétitivité des économies des pays de la périphérie. Il est aussi attribuable aux différences de stratégies de croissance et de modèles sociaux entre les pays européens. En dépit des orientations communes affichées (Stratégie de Lisbonne, Europe 2020), des stratégies nationales de croissance très différentes ont coexisté en Europe dans les années 1990 et 2000 (croissance tirée par la finance, par les exportations et l’innovation, par la consommation intérieure ou par l’attractivité socio-fiscale) ; il en est de même des modèles sociaux qui leurs sont afférents. Les pays les plus en difficulté dans la période actuelle sont ceux qui précédemment ont le moins investi dans l’innovation, la recherche et développement (graphique 1), mais aussi dans le capital humain de leur population (graphique 2).

Les systèmes de protection sociale se différencient notamment selon le degré d’investissement dans le capital humain qu’ils génèrent (investissement social dans les politiques de la petite enfance, d’éducation, de formation tout au long de la vie, d’aide aux jeunes, politiques actives du marché du travail, politiques de conciliation entre vie familiale et professionnelle). Les systèmes de protection sociale du nord de l’Europe ont mieux réussi à tourner leurs dépenses sociales vers la qualification et la mobilisation de la main-d’œuvre que les systèmes du sud de l’Europe.

Un besoin de réponses communes face au risque de dualisation

Alors qu’il apparaît nécessaire de rééquilibrer les modèles de croissance et de moderniser les États providence européens pour relancer les processus de convergence, depuis 2010, l’impact des plans d’ajustement a plutôt contribué à creuser les écarts entre les pays. Depuis la crise, les plus performants socialement se maintiennent (pays nordiques), voire se renforcent (Allemagne, Autriche), quand les moins bons sont contraints de restreindre leurs dépenses et leurs politiques sociales, en réponse à des niveaux d’endettement et de déficits publics excessifs (sud de l’Europe). La tendance est à une dualisation de l’Europe, avec une érosion du capital humain et un risque d’affaiblissement durable du potentiel de croissance dans la périphérie sud et est de l’Union et de la zone euro. Cette évolution n’est pas sans risque pour les pays du Nord. Un abandon de la logique de rattrapage par le haut peut à terme précipiter une course vers le bas en matière de standards sociaux, qu’avaient voulu éviter les fondateurs des Communautés européennes. Il est temps de sortir l’Europe sociale du sommeil et d’inventer de nouvelles réponses communes aux échelles de l’Union européenne et de la zone euro.

Thématique: 
Date de publication: 
Jeudi 11 Décembre 2014

Auteurs

Marine Boisson
Marine
Boisson-Cohen
Anciens auteurs de France Stratégie
Bruno Palier
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