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Publié le
Jeudi 21 Octobre 2021
L’innovation verte, seule, ne sauvera pas l’Humanité. Une exploitation soutenable des ressources passe d’abord par la sobriété. Un chemin qui suppose de pouvoir débattre collectivement de nos besoins.
Séminaire Soutenabilités - Ressources : la soutenabilité passe par la sobriété

En 1972, quatre scientifiques du MIT rédigent à la demande du Club de Rome un rapport qu’ils intitulent « Les limites à la croissance ». Leur recherche établit pour la première fois l’impossible poursuite d’une croissance économique illimitée dans un monde fini. Depuis, l’extraction de ressources a plus que triplé dans le monde. Une tendance « insoutenable », selon l’ONU Environnement, non seulement du fait de l’intensité du prélèvement, mais aussi de ses conséquences directes : la moitié des émissions de gaz à effet de serre et 90 % des pertes de biodiversité sont dus à l’exploitation des ressources.

Comment sortir de l’emballement ? S’agit-il de ralentir ou de se donner les moyens technologiques de tenir le rythme ? Surtout, cette dernière option en est-elle seulement une, au regard des limites planétaires ? Des questions mises en débat par le séminaire Soutenabilités.

Le découplage aussi a ses limites

Pas question ici de refaire le match théorique entre décroissants et cornucopiens. Mais plutôt de questionner concrètement la potentialité du découplage.

« Traduction empirique du concept de croissance verte », le découplage qualifie « la déconnexion (delinking) entre croissance du PIB et pressions sur la biosphère », explique Florian Fizaine, économiste à l’université Savoie Mont Blanc, spécialiste des questions de ressources minérales et d’économie circulaire. Pour être précis, il faut distinguer découplage absolu et relatif. Dans ce dernier cas, les pressions sur la biosphère augmentent moins vite que le PIB, mais elles augmentent tout de même.

On peut donc parler d’un découplage absolu concernant les émissions nettes de carbone puisqu’elles baissent « malgré » la croissance en Europe par exemple. En revanche, « on ne peut pas concevoir de technologies de production qui tendent vers zéro consommation de matière et d’énergie », souligne Florian Fizaine. On peut optimiser les process pour réduire la matière consommée, mais pas découpler totalement ; il y a « des limites physiques » indépassables.

Autre limite indépassable : la biosphère. Le découplage PIB/empreinte carbone arrive trop tard et trop lentement au regard du rythme auquel devraient baisser les émissions de CO2 pour contenir le réchauffement climatique sous les 2°C. Du côté des ressources, c’est 50 % des réserves de pétrole qu’il faudrait laisser dans le sol pour (éventuellement) tenir l’objectif de l’Accord de Paris. Une estimation qui discrédite l’idée du découplage vue comme la solution miracle.

La question du réchauffement climatique constitue en ce sens « un changement radical de problème », estime Matthieu Glachant, économiste spécialiste en économie de l'environnement, de l'énergie et de l'innovation. Ce n’est plus sur une limitation des énergies fossiles que nous butons, mais sur la capacité de stockage en CO2 de notre atmosphère. Une « mauvaise nouvelle pour les économistes », ironise Matthieu Glachant, car, là plus question d’autorégulation par les prix ; l’atmosphère n’en a pas ; c’est un bien public mondial. La « gestion durable » de notre atmosphère ne peut que passer par des politiques publiques coordonnées sur le carbone. « Un vrai casse-tête mondial », estime l’expert.

50 %  : c’est la part des réserves de pétrole qu’il faudrait laisser dans le sol pour ne pas dépasser les 2°C.

Les promesses technologiques n’engagent que ceux qui y croient

Les avis convergent : les limites planétaires sont indépassables. Un chiffre pour s’en convaincre : si on se projette à 1 500 ans, c'est-à-dire moins de trois jours au regard de l’histoire de l’Humanité, c’est l’équivalent de la puissance du Soleil qu’il nous faudrait pour répondre aux besoins énergétiques d’une croissance de 3 % par an, soit le taux actuel de la croissance mondiale.

Jeff Bezos se trompe quand il pense l’espace comme le lieu des ressources infinies. Après la Lune, et pour continuer au même rythme, c’est « la galaxie tout entière qu’il faudrait conquérir à une vitesse supérieure à celle de la lumière », d’ici mille petites années, a calculé Philippe Bihouix, ingénieur, directeur général du groupe AREP et auteur de « L’Âge des low tech ».

Certes « le progrès technique peut être explosif », comme le souligne Matthieu Glachant. En témoigne la division par huit du prix des panneaux photovoltaïques en dix ans. Certes les technologies vertes deviennent rentables avec des politiques publiques bien calibrées (normes, fiscalité carbone, subventions). Et certes on observe bien un surcroît d’inventions bas carbone quand le prix du pétrole augmente.

Mais l’innovation verte, seule, ne peut que repousser les pénuries, pas sauver la planète. Voitures électriques, panneaux solaires, objets connectés des villes intelligentes (smart city)… ont longtemps nourri un « imaginaire du progrès » dans lequel écologie et numérique faisaient transition ensemble. Les alertes sur le coût environnemental du numérique, et la possible pénurie de métaux rares ramènent à une réalité qui n’a plus rien « d’immatériel » ou de « virtuel ». Surtout, ce qui semblait la solution semble maintenant alimenter le problème.

Même alerte sur « les solutions » de substitution. L’écoconstruction, évoquée par Philippe Bihouix l’illustre bien. Quoi de plus réjouissant en effet que l’éclosion d’un écoquartier avec ses bâtiments en bois (matériau douze fois plus isolant que le béton) et ses murs végétalisés ? Autre imaginaire du progrès. Autre désillusion. Car s’il s’agit de construire « autant qu’avant mais en bois, toutes les forêts n’y suffiront pas », alerte Philippe Bihouix qui rappelle au passage que c’est précisément les limites en ressource-bois qui ont conduit à l’invention du ciment et de l’acier. Retour au point de départ donc.

« Si nous poursuivons au même rythme de croissance, c’est la galaxie tout entière qu’il faudra conquérir à une vitesse supérieure à celle de la lumière, d’ici mille ans ».

Des besoins et des hommes

On l’aura compris : le découplage reste un mirage si innovation et « sobriété » ne vont pas de pair. La sobriété (sufficiency en anglais) s’entend comme « la juste » limitation de nos besoins et de nos consommations à ce qui est utile.

Sans sobriété, l'eco-efficacité (le « faire plus ou mieux avec moins ») comporte un risque d’effet rebond, c'est-à-dire celui d’une augmentation concomitante de la consommation. Cet effet pervers du progrès peut aller jusqu’à « effacer » les gains d’efficacité. Yves Marignacporte-parole de l'association négaWatt, évoque à l’appui l’engouement pour les SUVs électriques. Des véhicules qui peuvent peser jusqu’à 2,5 tonnes – comptez une tonne pour une Twingo à titre de comparaison – et qui s’arrogent aujourd'hui un tiers du marché européen des voitures neuves. Ici, c’est une mode, un effet de snobisme comme disent les économistes, qui a raison des gains d’optimisation des moteurs. Dans le cas de la construction que citait Philippe Bihouix, ce sont la préférence pour l’habitat individuel et la périurbanisation qui menacent les forêts peut-être, les sols déjà.

Plus globalement « s’il y a crise des ressources, c’est qu’il y crise des besoins » estime Razmig Keucheyan, professeur de sociologie. « La satisfaction de besoins toujours plus nombreux fait partie de notre imaginaire du progrès » explique le sociologue. Et c’est bien là que le bât blesse. Le premier responsable de l’hyperconsommation n’est pas tant l’obsolescence programmée des objets (désormais punie par la loi en France) mais celle, construite par le marketing, « des désirs », poursuit Philippe Bihouix. En 2020, 65 % des moins de 35 ans ont changé de smartphone alors que leur ancien fonctionnait encore…

Mais comment juger de l’utilité d’un bien ou d’un service ? Qui ou quoi décide qu’une Twingo et un smartphone reconditionné tous les 5 ans suffisent ? On l’a vu durant le confinement, la notion même de « biens essentiels » varie selon les personnes. Yves Marignac estime qu’il est possible de « classer l’ensemble de nos besoins selon une échelle allant des besoins vitaux aux besoins nuisibles ». Ce qu’il faut ensuite, c’est pouvoir mettre en débat ce classement. « Délibérer sur nos besoins constitue une des grandes tâches du 21e siècle », confirme Razmig Keucheyan. C’est du reste l’enseignement majeur de la colère des gilets jaunes. Il aurait fallu parler besoins, diagnostique le sociologue, parce que « partir des besoins [des personnes] c’est démocratiser le débat sur les ressources ». C’est à ce prix – la délibération citoyenne – que la transition sera « juste », précise Razmig Keucheyan.

Enfin, il existe une manière de formaliser (et donc de favoriser) la nécessaire complémentarité éco-efficience/sobriété. C’est la démarche low-tech (ou le « techno-discernement »), préconisée par Philippe Bihouix. Par opposition à la high-tech, elle consiste à « développer des solutions aussi faiblement technologisées que possible » pour répondre à des besoins définis collectivement comme « essentiels ». De ce point de vue, recyclage, réparation et revalorisation sont d’excellentes candidates. Encore faudrait-il que la main-d’œuvre « coûte » moins que le rachat d’un produit neuf.

Alléger la fiscalité sur le travail humain qui fait barrière à la réparabilité, et augmenter en regard celle sur le CO2 et les ressources, constitue donc une piste pour les politiques publiques. Au-delà, et avant même de penser technologie, il est urgent de créer des institutions de délibération citoyenne pour engager le débat sur nos besoins et nos usages. Sans consensus sur « le vital et le nuisible » et donc sans sobriété, l’innovation verte n’offrira qu’un petit sursis.

« Le premier facteur de l’hyperconsommation, c’est l’obsolescence des désirs ».

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